L'école

« Jugé, évalué, dirigé, cadré et comparé, le jeune enfant est soumis à la culture intensive. »

Je le sais ! On me l’a dit ! L’école n’a jamais tué personne. « Nous y sommes tous allés et nous n’en sommes pas mort ! ». Du moins, pas instantanément dans la cour de récréation ou en classe, mais qu’en est-il des années plus tard ? Peut-on être mort-vivant ? L’école, telle qu’elle est chez nous, indispensable, une belle institution réglée comme du papier à musique, joue-t-elle « Une chanson douce, que ma maman me chantait » ou « Le p’tit ch’val dans le mauvais temps. Qu’il avait donc du courage ! » ? C’est que, sans avoir jamais vu le soleil, on s’habitue facilement au mauvais temps.

Dès l’enfance, le renouveau, le jeu, le mouvement en roue libre sont remplacés par la répétition des tâches, la programmation de l’apprentissage et l’enfermement qui conduisent à la stérilisation de l’imaginaire et le refoulement de sa nature profonde.

L’écosystème scolaire annihile l’esprit créatif et spontané. Il néglige l’expression propre du petit humain. L’école n’est pas là pour l’enfant, c’est le contraire. Sans enfant, pas d’école. Il est le garant de l’existence de cette institution pourvoyeuse de carrières professionnelles. Une entité sûre d’elle-même, attribuant les bons et les mauvais points et sachant comment diriger au bâton et à la carotte les futurs adultes. Punitions, mises en garde et bonnes notes sont les outils favoris de ceux qui ne peuvent instruire sans donner un sens à l’apprentissage ni stimuler la curiosité, pourtant innée de l’enfant, ni développer les qualités naturelles de chacun.

L’enfant sera constamment jugé, évalué, dirigé, cadré et comparé, sans jamais lui laisser suffisamment de temps et d’espace pour apprendre à se connaître soi-même et interagir librement. La notion de liberté est fondamentale dans l’apprentissage relationnel et les interactions entre les personnes. Elle est aussi fondamentale dans le développement de sa capacité à organiser son travail et développer sa responsabilité et son autonomie. L’adulte est un référent indispensable, mais qui doit garder son rôle d’accompagnant et non de dirigeant ou de juge omniprésent. L’humain est incommensurablement malléable et conditionnable, c’est encore plus vrai pour l’enfant.

A l’école, sa biologie doit satisfaire un haut rendement et tout est fait pour maximiser des aptitudes que l’on peut calibrer, hiérarchiser et contrôler afin de l’amener sur une voie qui convient aux attentes de l’institution. Ce parcours normatif s’arrange de la réalité de chacun pour satisfaire ce qui doit être au détriment de ce qui est. Certains seront écrasés et dévalorisés par cette négation permanente de leur personne, sans jamais avoir la possibilité d’exprimer spontanément et de manière créative leurs atouts, afin de jouir de véritables liens avec leur entourage. Tandis que d’autres seront valorisés à travers les résultats scolaires et auront appris qu’au regard des gens, le succès scolaire ou académique fait jaillir une aura que le quidam admirera. Pris dans ce piège, dans cette « Skinner box » géante, encore plus vicieux que l’écrasement et la dévalorisation, l’enfant ne pourra exprimer sa véritable nature tant qu’il continuera à se soumettre à l’approbation du public et aux attentes des institutions.

Le phénomène lié à la récompense (une bonne note, un bon salaire, des félicitations, un compliment, un cadeau) produit des réflexes physiologiques de conditionnement comparables à celui de la peur qui ont été étudiés, entre autres, par Skinner avec sa « Skinner box », une boîte dans laquelle un pigeon ou un rat recevait à manger (une récompense) en activant un levier. Aussi puissant que le conditionnement de la peur, ce principe de récompense peut être plus pervers, car l’intention semble charitable.

Écrasé par une mauvaise note ou caché derrière une bonne note, l’enfant, le jeune adulte n’aura pas l’assise nécessaire pour s’exprimer, être lui-même et offrir sa créativité à la société dans tous les types de secteur d’activité. Du boulanger au chirurgien cardiaque, en passant par le mécanicien et le contrôleur financier.

À ce sujet, j'aimerais rapporter le commentaire de René Prêtre, le célèbre chirurgien cardiaque pour enfant, lors d'une conférence à l'UNIL :

"J'ai toujours revendiqué une qualité artistique […] et moi quand je voyais ces valves, parce que c'est de la sculpture, tout est en trois dimensions, j'étais là, je faisais ceci, comme ça et les gens me demandaient : Mais pourquoi tu fais ceci comme ça? Et je répondais : Mais tu verras, quand le coeur se regonflera, tout se mettra bien en place. Et ça tombait juste, et j'avais du mal à transmettre cela […] c'est dur à expliquer comme ça."

Pourrait-on être plus nombreux à exprimer un talent dans un domaine si notre créativité était stimulée dès le plus jeune âge ?

Enfonçons encore un peu le clou !
L’existence est par essence une tension permanente, une friction entre soi-même et le monde extérieur. Sans cela, la vie serait figée. La difficulté est inhérente à notre condition humaine dont la force et l’énergie, notre dynamis[1], nous permet d’évoluer. Le mal-être de l’enfant, qui lui-même devient souffrance, est l’expression d’un refoulement, d’un étouffement de la nature de ses gènes, de ses molécules, de ses atomes. Notre propre trahison consiste à croire que de surmonter des difficultés purement scolaires permettra à l’enfant et au jeune adulte de trouver leur place dans notre société, pendant que l’essentiel de leur existence, de leur nature profonde, l’expression de leurs gènes, n’auront pas été pris en compte car ceci est trop subjectif et non quantifiable tout comme l’est la vie. Alors, la difficulté laisse place au mal-être, voire à la souffrance, car l’énergie et la force (notre dynamis) dont nous disposons n’auront pas été utilisées pour matérialiser l’expression moléculaire et atomique de nos gènes, mais, pour beaucoup d’entre nous, réaliser un parcours scolaire, académique, professionnel contre notre nature.
Ce détournement de notre puissance conduit à l’érosion de notre santé, à la friabilité de notre foi en nous-même et à l’accroissement du sentiment de vulnérabilité et d’enfermement créant de la frustration, de l’agressivité, de l’envie, de la jalousie et de la violence envers soi-même et les autres.

L’explosion démographique des dernières décennies et la scolarisation massive qui en a découlé a créé une telle industrialisation de l’instruction et de l’éducation que ces deux façonneurs de l’esprit se sont mis à l’élevage. Il faut impatiemment produire et reproduire, tête baissée et nez dans le guidon.
Ainsi, notre hippocampe[2] fera le tri de toutes ces matières apprises au cours de la pratique professionnelle et c’est ainsi que personne n’est capable de repasser son examen académique théorique avec succès seulement quelques jours ou semaines plus tard, sans pour autant être devenu un imbécile. Au contraire, l’expérience et la pratique augmentent nos compétences.

À l’inverse de se précipiter, il faut prendre son temps, donner un sens à son environnement, renforcer la confiance en soi, favoriser la pensée endogène, le sentiment de sécurité intérieur et de liberté ainsi que cultiver une notion de spiritualitémais pour cela, le dialogue et non le débat, la spontanéité et non le contrôle, l’accompagnement et non la direction, l’inspiration et non l’influence, l’émulation et non la compétition, l’entre-aide et non l’individualisme devraient prévaloir sur toute forme d’instruction et d’éducation.

Combien de fois ai-je entendu : « Mais comment sociabiliser sans l’école ? ».

La sociabilisation commence au sein de la famille et de la fratrie, s’il y en a une. Puis, elle continue sur le pas-de-porte avec les voisins et, au-delà, avec les gens du quartier. À cela, s’ajoute le postier, l’épicière, ou la caissière du grand magasin. Prendre la peine de sociabiliser avec tous ces acteurs de notre quotidien, se soucier de la vie des gens qui évoluent dans notre environnement proche, se rendre mutuellement service et se considérer respectueusement dans des échanges spontanés, cela s’apprend, grandeur nature. Il s’agit d’un enseignement in vivo, in situ. Quant à la sociabilisation scolaire, il s’agit d’une construction artificielle, in vitro. Il s’agit d’une méthode expérimentale, idéologique dirigeant la jeunesse de manière prédéterminée dans des groupes organisés et immuables, ayant les mêmes objectifs pour tous.
Le sentiment d’appartenance au groupe est très important. Agir pour plaire au groupe ou par peur d’en être exclu est malheureusement un comportement fréquent à l’école. Il ne s’agit ni plus, ni moins d’une manipulation tacite et non de la sociabilisation qui, elle, devrait prendre racine dans l’ouverture à l’autre, une forme d’empathie et de respect, sans contrainte exposée ou cachée. Le harcèlement, les moqueries et la violence sont des conséquences de l’effet de groupe, tout comme la peur d’être soi-même par crainte d’être rejeté, ou l’adoption d’une mode, d’une tendance qui ne correspond pas à ses valeurs balbutiantes, ni à sa nature profonde, mais qui permet de faire partie du groupe. Au contraire de l’acceptation des différences, l’école forme un groupe homogène de petits humains par sa façon de penser l’existence, de penser l’instruction, de penser l’interaction humaine, de penser la vie à travers le prisme scolaire qui, je le rappelle, est une méthode expérimentale in vitro.
On invente alors des concepts tel que "le vivre-ensemble", comme si l'on n'avait jamais réussi à vivre ensemble jusqu'à aujourd'hui. Ne serait-ce pas notre société qui se crée elle-même un environnement propice à la détresse sociale ? Environnement aux modes de vie que nous chérissons. Sommes-nous en train de pointer du doigt les conséquences, tout en chérissant les causes ? Les parents disent : "C'est la faute de l'école !", tandis que l'école dit : "C'est la faute des parents !". Un proverbe africain dit : "Il faut tout un village pour élever un enfant !". L'enfant est sous la responsabilité de ses parents, mais il est aussi l'enjeu de projections sur lui et d'attentes scolaires et sociales qui dépassent le milieu familial. Au final, ces dernières années les centres de psychiatrie, tout comme Pro Juventute, tirent la sonnette d'alarme concernant la hausse inquiétante des consultations pour angoisse, burn-out, pensées suicidaires ou d'autres détresses mentales.

À l’école, l’enfant rencontre les mêmes camarades quotidiennement, qui ont le même âge, qui suivent le même programme avec les mêmes enseignants entre quatre murs, lesquels s’élargissent un peu pour la récréation qui aura la même durée chaque jour à la même heure et des périodes d’apprentissage chronométrées et identiques chaque semaine. Ce fonctionnement est contraire à celui de l'existence, soit la rencontre de nouvelles personnes, d’âges et d’horizons différents, ne partageant pas les mêmes activités, dans un environnement changeant et ouvert sur le monde. Contraire également à l’exploitation optimale des capacités d’apprentissage de l’enfant qui sont naturellement orientés vers une recherche de sens et de compréhension. Le célèbre « Pourquoi du comment ? », malheureusement remplacé à l’école par « Parce que c’est comme ça ! ».

L’école n’est pas la vie et ne peut prétendre qu’à préparer l’enfant à combler une case prédéfinie pour lui au détriment de sa nature profonde et de sa santé. Est-ce même l'école de la vie ? Nous y apprenons à apprendre et à mémoriser par cœur des informations que certains ingurgiteront comme une volaille gavée à l’entonnoir et d’autres en intraveineuse, mais rarement servi par soi-même grâce à l’expérience, à la curiosité, à la découverte et à la véritable compréhension, celle qui nous permet de mettre en rapport des connaissances avec l’existence, soit faire du savoir du vécu et ainsi appréhender les tenants et les aboutissants de nos actions. L'enfant apprend à répondre dans un cadre rigide, mais trop peu à opérer soi-même des solutions à des problèmes dans un contexte libre et vivant favorisant son autonomie.

Tout est cloisonné. Les enfants ne peuvent sociabiliser en menant des projets communs avec les adultes, et restent à l’écart en suivant un parcours parallèle à ces derniers sans jamais ou trop peux les croiser. Arrivés à un certain âge, du jour au lendemain, les enfants sont catapultés dans un monde qu’ils ne connaissent pas, avec lequel ils n’ont eu que trop peu d’interactions, de relations et de partages. Les grands, les parents trop occupés à leurs affaires dans leur propre cloison, délèguent tout type d’apprentissage à des structures spécifiques pour enfants, ce qui augmente encore plus « l’effet cloison » de la société, sa fragmentation, son manque de partage intergénérationnel et de véritables expériences au sein de la communauté.

L’école se veut inclusive et est prête à utiliser les interdits et les obligations pour cela. École à la maison interdite et suivi du programme XYZ obligatoire. "Nous vous inclurons de force si nécessaire ! L’environnement scolaire est bénéfique pour tout le monde, nous ne souffrons d’aucun doute à ce sujet. Notre idéal doit être partagé par tous et si ce n’est pas votre cas, nous vous inclurons quand même !...... De gré ou de force, sans discrimination et pour maximiser votre potentiel. Pour cela, nous investissons dans des ordinateurs à la place des enseignants et dévalorisons les formes d’apprentissage informelles. Les objectifs sont déterminés pour vous, le cadre est fixé, nos attentes sont claires, notre temps est limité. Ainsi, le monde est rassuré grâce au contrôle permanent de votre développement. N’oubliez pas, nous ne voulons que votre bien et savons comment y parvenir."

La peur, encore elle, agira sur les parents qui au final préféreront pousser leur enfant à réussir avec succès leur scolarité au détriment de leur aspiration profonde qui permettrait d’exceller et de stimuler leur apprentissage, mais surtout de préserver leur bonne santé. Évidemment, cela requiert de la confiance en soi et son enfant, ainsi que de la patience et une bonne dose de dynamis, mais, puisque nous parlons d’élevage et à l’instar de l’agriculture, qui ne préfère pas des tomates protéiformes goûteuses, riches en vitamines et nutriments à des tomates uniformes insipides et menant à notre dénutrition et donc, par analogie, à celle de notre société.

Les étudiants découvrent en classe l’allégorie de la caverne[3], sans se rendre compte qu’eux-mêmes sont les spectateurs d’ombres projetées à l’instant même où ils sont captifs de l’institution scolaire et académique. Ils n’ont, dès lors, plus le temps de sortir de leur caverne pour explorer le monde dans lequel ils vivent. Leur temps leur est confisqué, pour leur bien dit-on. L’observation de leur environnement n’est permise qu’au travers des supports choisi pour eux. Leur apprentissage leur est dicté et ne laisse pas de place à de véritable choix. L’Impatience s’invite dans leur quotidien et les empêche de sonder leur cœur et leur esprit afin de découvrir leur réalité propre. La majorité des élèves acquit une grande quantité de connaissances qui sont utilisées comme artifices supplémentaires aux agitateurs des ombres de la caverne.

Ils peuvent, par exemple, se retrouver chez Philip Morris comme agitateurs de bonne de santé en travaillant pour leur département « Health & Wellness » en faisant la promotion de leurs produits sans fumée et sans nocivité. « Scientifiquement prouvé, les cigarettes Philip Morris sont moins irritantes pour le nez et la gorge » disait la pub à l’euphémisme enjoué dans les années 50-60. Ces élèves peuvent aussi collaborer à la communication du créateur de Marlboro en nous faisant croire que leurs nouveaux produits nous procureront une énorme satisfaction en les consommant. Sans altérer notre santé. Si, si ! Leur département scientifique le confirme. Philip Morris ne nous fait plus avaler de la fumée, mais nous avalons toujours leurs salades...et ça paye bien. Le prix à payer et le taux de mortalité dû au cancer du poumon chez les femmes qui depuis 1990 a augmenté de +54%[4]. L’égalité « tabagique » homme-femme permet la création de nouvelles parts de marché intéressantes, semble-t-il.

Je suis désolé pour tous les employés de cette multinationale et n’ai aucune rancune, mais faut pas nous prendre pour des imbéciles non plus, surtout lorsque l’on parle de la santé des gens. D’autres exemples aussi aberrants dans les domaines industriels ou de « la santé » existent également. La liste est longue. Les rêves, soit les ombres agitées ou les émotions artificielles, que l’on nous vend à longueur de journée font l’objet d’une réflexion dans mon livre.

Ce cercle vicieux prédispose notre société à des comportements artificiels et à la mauvaise santé.

Entre une nature profonde réprimée depuis le plus jeune âge et la souffrance psychique et physique, il n’y a pas de séparation. Combien d’heures, de jours, de mois aura passé l’enfant, pourtant composé de plus de trois cents articulations, assis sur une chaise, dos voûté, voire avachis devant son écran d’ordinateur ou sa fiche de conjugaison ? Il aura appris à obtempérer et renforcer son inaptitude à questionner et surtout SE questionner.

L’évaluation, la confrontation et la comparaison dans tous les domaines d’activité peuvent stimuler et faire des émules de manière louable. Toutefois, l’enfant ne devrait pas élaborer ses repères, ses références dans la société sur cette base, sans avoir donné le temps nécessaire au préalable à sa constitution atomique de s’exprimer et de développer sa nature profonde afin de pouvoir faire société. Les jeunes émules auront plus tard la possibilité de se confronter, par un esprit plus sain, avec le recul nécessaire et en actant un véritable choix, en meilleure connaissance de cause, et de soi, sans craindre l’autre.

Cas pratiques inspirés de faits réels : « C’est en étouffant l’expression de leur nature profonde que l’on brise leur fragilité précieuse. »

Toucher un enfant, c’est se rendre compte de sa vulnérabilité et de son innocence. C’est prendre conscience de la force de l’adulte et de la responsabilité qui lui incombe, au regard du soutien attendu par l’enfant. Notre force paraît soudainement comme une puissance physique et psychique qui se doit d’être orientée de manière à protéger et ne pas nuire. La main de l’adulte paraît énorme sur le corps d’un enfant et lui renvoie l’image d’un morceau de cristal que l’on pourrait briser par malveillance ou par négligence. L’enfance est sacrée. La petitesse des os et des muscles sous la paume de la main invite à tous les égards. La vulnérabilité de l’enfant est ressentie instinctivement et guidera les gestes du masseur. Au-delà de la technique, le geste est rassurant, sécurisant et sera guidé par le besoin de protection propre à tous les enfants.

J’encourage les parents à masser leur enfant à l’aide d’effleurage, de gestes circulaires légers, très simplement, afin de se rendre compte de cette fragilité précieuse que l’on ressent en touchant un enfant. Être touché par cette vulnérabilité, s’emplir d’un sentiment de responsabilité, ressentir le besoin de protection de l’enfant peut conduire les parents à se rapprocher de la chair de leur chair et revenir à l’essentiel, aux besoins affectifs nécessaires à l’épanouissement de l’adulte en devenir. Par un geste réconfortant et harmonieux, le parent favorise le dialogue à travers l’apaisement, ultime objectif du massage. Le touché les relie et renforce la foi en soi à travers, pour l’adulte, la capacité de protéger et, pour l’enfant, d’être protégé. Un sentiment de puissance les envahit et les plonge au plus profond de leurs atomes afin de libérer leur dynamis et reprendre leur temps. Il s’agit de sublimer les sens. L’approche doit être sensorielle. Le ressenti de l’enfant guide les gestes du masseur.

Je rencontre ce jeune garçon de neuf ans avec sa mère. Le garçon est souriant et semble calme, tandis que la maman ne semble pas savoir où poser son regard, tout en précipitant les questions, à peine arrivée. Elle manque de trébucher et ne sait pas où se tenir. Je leur propose de laisser leurs affaires dans le hall d’entrée et de prendre place en face de moi. La maman s’emballe à nouveau. Elle galope seule à travers ses explications, je peine à la suivre et profite d’un point à la ligne dans ses phrases pour revenir au pas. Je m’adresse alors à l’enfant et lui demande qu’est-ce que je pourrais faire pour lui, en indiquant à la maman qu’il serait bien de le laisser s’exprimer. L’enfant me décrit ses douleurs dans le ventre, ses maux de tête, ses palpitations cardiaques, ses insomnies, ses pertes d’appétit.

Je dis alors :
Avez-vous consulté son pédiatre ? 

La maman un peu dépitée, les épaules tombantes me répond :
Oui ! Il n’a rien trouvé et parle de somatisation.

Sans vouloir jouer les inquisiteurs, je continue mon anamnèse. Ces informations me permettent de situer mon intervention parmi son parcours médical et définir des objectifs raisonnables.

A part l’école, quel est son emploi du temps ?
Lundi piano, mardi gym, mercredi cours d’italien, jeudi et vendredi tennis. Plus les tournois de tennis certains week-end.

Il est évident qu’un tel programme peut amener l’enfant à être submergé. Ses symptômes sont explicites. Sans prise de conscience des parents, je ne pourrai qu’entretenir le problème et le faire durer plus longtemps. Ce que je refuse.

Calmement je pose la question :
Ne pensez-vous pas que c’est un peu trop ?

Un peu fuyante, la maman se débarrasse de sa responsabilité.
Oui, je suis d’accord, mais c’est son père qui insiste.

Je ne connais ni leur environnement familial ni leur rapport entre eux. Je lui indique simplement que je ne pourrai soulager son fils que momentanément, le temps du massage, tant que la cause de ses douleurs ne sera pas bien comprise par ses parents.Je constate que la maman est perplexe et son fils apaisé, et c’est lui mon patient.

Autre scène, autre enfant, autre parent, même difficulté à protéger son enfant.

La maman, haute sur ses talons, un grand manteau beige recouvrant son corps jusqu’aux genoux, le regard droit et confiant me décrit la souffrance de sa fille :
Mon enfant souffre de maux de tête et ne veut plus aller à l’école, pourtant elle a de bonnes notes et ses professeurs sont très contents d’elle.

En face de la maman et de la jeune fille, je reste dubitatif. J’entends : « Tout le monde est content de toi, alors sois contente ! »

Spontanément, je dis :
Cela ne lui semble pas suffisant. As-tu déjà été massée ?

Cette question stimule la curiosité de la jeune demoiselle et son visage semble s’ouvrir un peu.

Elle me répond timidement :
Non, jamais.

Je m’intéresse à ses attentes et cherche à établir un début de relation basé sur la confiance, la compréhension et la responsabilité.

Je continue :
Est-ce que tu as envie de te faire masser ?

Oui. Elle s’ouvre encore un peu.

Quelle région de ton corps voudrais-tu soulager en premier ?

Le dos et aussi un peu la nuque. Me dit-elle directement en posant sa main sur le haut de son épaule.

Voudrais-tu que ta maman ou ton papa te masse parfois aussi ? Les pieds, le dos ou la nuque par exemple ?

Oui.

La maman semble surprise par cette dernière réponse tout en l’accueillant avec bienveillance et un léger sourire.

Dans notre société, le massage au sein de la famille n’est pas spontané, alors que dans d’autres régions du monde, il n’est pas envisageable de vivre ensemble sans frotter, effleurer, pétrir un dos ou une épaule ou simplement poser une main sur un frère, un ami, un parent, un enfant. Je me souviens de mes séjours en Corée du Sud durant lesquels mes amis asiatiques me massaient la nuque avec vigueur dans la rue ou m’enlaçaient les épaules et me frottaient le dos pendant nos discussions au resto du coin. Une autre ambiance.

Voici une troisième histoire, lorsque le corps s’abîme.

Comme beaucoup de parents, cette maman est pleine de bonnes intentions, comme nous le sommes tous pour nos enfants. L’enfer aussi est pavé de bonnes intentions.

Elle me dit :

Elle fait du volley quatre fois par semaine et ne fait que se blesser à l’épaule et au genou.

La maman semble agacée par cette situation.

Ah oui ! C’est du haut niveau déjà ! dis-je.

Oui. Elle veut aller en ligue nationale. C’est son objectif et souhaiterait rejoindre le gymnase sport étude pour cela.

Je continue sur la fréquence affirmative de la maman :

Quel engagement !

Oui. Nous suivons un programme de renforcement avec de la physiothérapie et elle bénéficie déjà d’un bon encadrement dans son club.

Jusqu’à quel point l’engagement des parents est bénéfique dans les activités de leur enfant ? Ne confondons-nous pas notre succès avec celui de notre enfant ? Jusqu’à quel point pouvons-nous projeter notre volonté de réussite sur nos enfants ? Il m’arrive parfois de dire à un sportif assidu qu’il s’est blessé parce qu’il est en très bonne santé et qu’il a usé de son énergie jusqu’à se faire mal. Ne faudrait-il pas garder en tête que l’activité physique doit être bénéfique pour la santé et que notre soif de performance peut nuire à cet objectif ? Est-il possible d’être trop en forme pour rester en bonne santé dans un élan de gaspillage de ses ressources, de fuite en avant ?

Je me permets de vérifier ma bonne compréhension de leur histoire et demande :

Ah ! vous aussi vous suivez ce programme ?

Non, non. Je dis « nous » car nous sommes très impliqués pour sa réussite.

L’enfant ne s’étant pas encore exprimée, je la regarde et lui pose une question :

Et toi, tu es bien motivée je pense ?

Oui. Répond l’enfant timidement.

Suite à un bilan fonctionnel de ses épaules et ses genoux, nous commençons la séance. L’enfant installée confortablement sur la table de massage, je pose mes mains sur la région de son corps à soulager et de son esprit à apaiser.
L’inquiétude a englouti sa chair et de nombreux spasmes musculaires et autre raideur de ses membres signalent la nervosité enfouie dans ses tissus. Parfois, les réactions frôlent le tremblement, mélangé à de profonds soupirs.

S’il fallait encore le démontrer, les enfants ne vivent pas leur existence comme les adultes et c’est en étouffant l’expression de leur nature profonde que l’on brise leur fragilité précieuse.

Plus tard, nous conviendrons, comme une évidence pour les parents, que la jeune fille a besoin de détente et de diminuer ses engagements para scolaires. Elle retrouvera l’apaisement et les parents de-même.

[1] Du grec ancien qui signifie la puissance d’être ou de devenir physiquement et/ou moralement
[2] Région centrale du cerveau où toute nouvelle information apprise est d’abord stockée.
[3] Métaphore métaphysique de Platon, sur l’accession à la connaissance du Bien et de sa transmission. Des hommes enchaînés et immobilisés dans une caverne tournent le dos à l'entrée et voient non pas des objets, mais les ombres des objets qui sont projetées contre le mur. Ils croient voir la vérité, alors qu'ils n'en voient qu'une apparence.
[4] Office fédéral de la statistique

Lectures recommandées : Liberté pour apprendre - de Carl R. Rogers, ISBN : 978-2-10-050020-8 et La peur de la liberté - d'Erich Fromm, ISBN : 978-2-251-45171-8 ou encore Une éducation sans école - de Thierry Pardo, EAN : 9782897191597 et Apprendre sans école - de John Holt, ISBN : 2916032444. D'autres ressources sur www.iel-vd.ch

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