La spontanéité créatrice
« Avec mes mains, je créais sur le dos de mon camarade des gestes afin de le soulager. »
À douze ans,
Pour ma part, je me suis rapproché d’un camarade qui s’était allongé sur un lit de camp. Un peu en surpoids, le pauvre petit randonneur avait bien du mal à récupérer de l’effort fourni quelques heures plus tôt durant notre belle montée d’alpage. Son rictus dénotait avec les sourires et les exclamations tout autour de nous. Visiblement bien éprouvé, il souffrait en silence.
Je suis à l’école et, pour une fois, content d’y être. C’est la fin de l’année scolaire, les vacances d’été approchent et les derniers jours sont consacrés aux activités parascolaires. Cette année, j’ai choisi comme thématique la découverte de la faune et de la flore des Alpes. Au programme, randonnée en Valais avec nuitée dans une cabane. Cela me réjouit !
La journée est ensoleillée et l’ambiance dans le groupe est au beau fixe. Les accompagnants adultes semblent aussi joyeux et enthousiastes que les enfants. Nous attendons le train sur le quai de la gare. La joyeuse compagnie est très hétérogène et c’est tant mieux. Parmi elle, se trouvent des sportifs se réjouissant d’avaler le dénivelé alpestre, des petits naturalistes en herbe, des indécis ayant choisi l’activité par élimination et d’autres se réjouissant de tenter l’aventure de la nuit blanche dans une cabane de montagne.
Le crissement des roues du train à son arrivée en gare signale l’embarquement immédiat de la cohorte bigarrée prête à une rencontre avec les éléments naturels et la nature de chacun.
Nous voici arrivés au pied de la montagne. Il faudra la gravir à son propre rythme. Nos accompagnants nous encouragent à serpenter sur le joli chemin en fonction de nos aptitudes physiques et de nos envies. Lorsque nous serons tous arrivés à la cabane, nous nous retrouverons pour prendre le goûter. Chacun pourra ensuite découvrir les alentours et explorer la faune et la flore avec loupes et jumelles. D’une oreille à l’autre, un sourire traverse mon visage. Nous serons LIBRES durant la montée et autour de la cabane. Je ne suis pas le seul enfant heureux d’entendre ces consignes qui, à nos yeux, n’en sont pas. Elles ne sont ni directives, ni contraintes, et permettent tout de même à l’enfant de concevoir que les référents accompagnants sont les adultes, tout en laissant le champ libre à l’initiative et la découverte de ses limites et compétences propres, en interaction spontanée avec son environnement. La joyeuse cohorte sans peur et sans reproche s’exclame avec un grand « OUAIIIIIIIIIIS !!! ».
Nous étions heureux de pouvoir évoluer librement, mais aucun de nous, consciemment, ne se rendait compte que cette liberté n’était possible que grâce à l’accompagnement des adultes qui veillaient, de loin, à notre intégrité physique. Ils nous accompagnaient, c’est-à-dire qu’ils se positionnaient à notre hauteur, observaient, sans intervenir intempestivement et sans noyer notre volonté d’apprendre dans un flot de consignes et de directives. Nous nous sentions en sécurité sans avoir l’impression d’être surveillés. Le sentiment merveilleux d’être libre, autonome et en sécurité. Probablement trois variables dépendantes les unes des autres, fondamentalement nécessaires à la rencontre avec soi et à sa découverte. Lorsque l’aspect sécuritaire ne piétine pas la spontanéité et que l’autonomie permise par la liberté permet d’être en relation authentique les uns les autres, alors le respect et l’entente sont naturellement favorisés.
Autour du refuge dans lequel nous passerons la nuit, chaque enfant évolue dans son monde en se créant un univers régit par la loi de l’instant présent. Une loi qui nous garde de l’impatience. Certains se retrouvent volontairement seuls à scruter les horizons avec une paire de jumelles, d’autres sont organisés en bande d’explorateurs, tandis que les plus littéraires tournent les pages d’un livre sur la faune et la flore des montagnes. Bref, le laisser-faire nous permettait d’exprimer notre intérêt et notre curiosité innée.
Nous baignions alors dans un éther faisant vibrer chacun de nos atomes, prêts à fusionner avec toute matière porteuse de créativité.
Le jeu, quel qu’il soit, est la forme d’apprentissage privilégiée et instinctive de l’enfant et prédispose une forme d’autonomie. Il peut requérir beaucoup d’application, de concentration et d’effort. Demander à un jeune enfant de cesser de jouer pour se mettre enfin à apprendre de manière formelle est une forme d’injonction paradoxale et de négligence.
Pour ma part, je me suis rapproché d’un camarade qui s’était allongé sur un lit de camp. Un peu en surpoids, le pauvre petit randonneur avait bien du mal à récupérer de l’effort fourni quelques heures plus tôt durant notre belle montée d’alpage. Son rictus dénotait avec les sourires et les exclamations tout autour de nous. Visiblement bien éprouvé, il souffrait en silence.
Sans me poser de question, je fis preuve à cet instant de ce que certains psychiatres et psychologues humanistes nomment « la spontanéité créatrice ». Du moins, cet instant en est mon premier souvenir.
Carl Rogers, Erich Fromm et d’autres ont étudié et écrit sur cette nécessité d’être dans la spontanéité, dans le vrai envers soi, afin de pouvoir vivre une relation authentique avec son interlocuteur ou son entourage. Laisser jaillir sa spontanéité emprunte de ses propres valeurs vertueuses permet de créer et matérialiser une véritable relation porteuse de sens, empathique et dépourvue de jugement. La relation n’est pas le seul fruit de cette spontanéité créatrice. Tout peut apparaître en fonction de ce pourquoi nous sommes naturellement disposés. Des inventions ingénieuses à la réalisation d'une peinture, de la confection d'un habit à l'élaboration de recettes de cuisine divines, d'une construction métallique ou en bois à l'exécution d'un massage ; sans hiérarchie. C’est ce dernier exemple qui s’imposa à moi ce jour-là. Sans y réfléchir, de manière spontanée, avec mes mains, je créais sur le dos de mon camarade des gestes afin de le soulager. Cette spontanéité matérialisa une relation authentique, bien que passagère, entre lui et moi. Le masseur que j’allais devenir quelques années plus tard s’était exprimé pour la première fois. Pourtant, rien dans mon existence d’alors pouvait expliquer une telle décision, pour autant que l’on puisse parler de « décision ». Aucun de mes parents ou de mes proches ne travaillait dans le domaine de la santé, mes parents n’avaient pas l’habitude de masser leurs deux enfants et jamais je ne m’étais intéressé de près ou de loin au monde des thérapies manuelles. Pourtant, c’est ainsi que cela s’est passé, et ce n’est que dix ans plus tard, après de pénibles formations et études commerciales, que je revins progressivement, non sans difficulté, vers ce petit masseur des montagnes qui n’attendait que son heure pour s’exprimer à nouveau de manière innée et créatrice.
En cette fin de journée, mon premier jeune patient se détendit et poussa quelques gros soupirs de soulagement. Aussi spontanément que notre séance de massage avait commencée, elle prit fin très naturellement sans fanfare et sans manière, à la façon de deux enfants jouant, en roue libre, en mouvement.
Les enfants sont constamment et puissamment curieux de tout et n’importe quoi. L’imaginaire et la spontanéité créatrice dont ils sont porteurs devraient ne jamais être cadrés, mais encouragés de manière non directive. Dans un environnement propice à leur épanouissement, ils sont dans les meilleures dispositions pour interagir avec leur milieu et apprendre à se connaître, sans peur, et tout naturellement, en pouvant réaliser leurs intentions et ainsi permettre à leurs molécules de vibrer et libérer leur potentiel spontané et créatif les menant à acquérir de nouvelles facultés.
Grâce à la plasticité de son cerveau – déjà soumise au modelage institutionnel dès le commencement de la vie et qui n’attend pas – le puissant imaginaire de l’enfant, sa curiosité, son inventivité et sa créativité sont mus par un esprit spontané. Mais pour combien de temps ?
La spontanéité créatrice permet la réalisation de gestes et de paroles doués de compréhensions affectives, intuitives et raisonnables apparemment séparées les unes et les autres, mais qui en réalité sont continuellement en train de fusionner.
La vision hyper analytique et formelle du Vivant ne correspond pas à son expression globale et réelle. Il n’est pas segmenté lorsqu’il s’exprime, mais est unis dans un tout.
Tenté d’analyser et reproduire des portions du Vivant une à une nous limitera à ces segments sans en comprendre les conséquences systémiques et totales tels qu’ils sont exprimés dans le réel.
Cette approche analytique peut permettre de traiter un symptôme, mais plus difficilement une cause. Elle déshumanise notre compréhension du Vivant.
Aujourd’hui, on constate un intérêt grandissant de la part du monde scientifique et médical pour une approche holistique, comme le démontre les recherches sur notre tube digestif et son implication dans notre comportement et notre santé globale ou sur le tissu conjonctif et ses imbrications multiples ou encore sur le nerf vague et son impact sur des troubles fonctionnels inflammatoires, respiratoires et comportementaux. Progressivement, la recherche « dézoome » son regard sur l’humain pour l’appréhender dans son entièreté. Émotions incluses.
Aujourd’hui, on constate un intérêt grandissant de la part du monde scientifique et médical pour une approche holistique, comme le démontre les recherches sur notre tube digestif et son implication dans notre comportement et notre santé globale ou sur le tissu conjonctif et ses imbrications multiples ou encore sur le nerf vague et son impact sur des troubles fonctionnels inflammatoires, respiratoires et comportementaux. Progressivement, la recherche « dézoome » son regard sur l’humain pour l’appréhender dans son entièreté. Émotions incluses.
Lectures recommandées : La relation d'aide et la psychothérapie - de Carl R. Rogers, ISBN : 2710137232 et La peur de la liberté - d'Erich Fromm, ISBN : 978-2-251-45171-8