La peur

« La peur, une alliée dangereuse. »

Les circuits physiologiques de la peur sont bien étudiés en neurosciences. La fonction de l’amygdale qui se situe dans la partie la plus primitive (reptilienne, animale) de notre cerveau et tous les réflexes inhérents à sa fonction ont été démontrés par de nombreuses études. L’enchaînement des réactions dans le circuit de la peur est bien connus des neuroscientifiques.

La peur permet donc très rapidement de réagir par réflexe à un danger immédiat, cela permet de combattre ou fuir selon les uns et les autres et les événements. Ces réactions sont essentielles à la survie des espèces animales. La perception du danger n’est perçue consciemment qu’après le « choc » provoqué par l’événement qui a généré la peur.

Et alors ?
Alors, cet enchaînement de réactions archaïques (de survie) lié à la peur avec comme chef d’orchestre l’amygdale, peut être conditionné. C’est ce que l’on appelle le conditionnement de la peur, basé sur les travaux de Pavlov (conditionnement pavlovien), Watson et Rayner. L’expérience menée démontrait qu’il est relativement aisé d’associer un stimulus à un sentiment de crainte.
Dans un premier temps, un animal était soumis à un tintement de cloche et, simultanément, à une décharge électrique douloureuse. Dans un deuxième temps, l’animal n’était soumis qu’à un tintement de cloche sans choc électrique. Toutefois, les mêmes enchaînements de réactions liées à la peur étaient observés chez l’animal même en l’absence de choc électrique.
Depuis, il a été démontré que le même conditionnement était possible chez l’être humain, et pas nécessairement de manière aussi brutale. Inutile pour ce faire d’utiliser un traitement physique douloureux ou auditif chez l’être humain. Une simple association d’un objet, d’un chiffre, d’une image, d’une histoire (soit un produit, un taux de mortalité, une photo choc, un récit de guerre), symbole de frayeur, avec un lien discutable sur un danger réel et conséquent, rendu visible tous les jours et plusieurs fois par jour par des médias, peut générer un conditionnement de la peur.
Une fois la peur installée dans la population, le mimétisme et l’empathie activeront l’amygdale et provoqueront des enchaînements de réactions à son niveau équivalent au circuit de la peur, tout le monde ou presque, s’y conformera.

Le phénomène lié à la récompense (une bonne note, un bon salaire, des félicitations, un compliment, un cadeau) produit des réflexes physiologiques de conditionnement comparables à celui de la peur qui ont été étudiés, entre autres, par Skinner avec sa « Skinner box », une boîte dans laquelle un pigeon ou un rat recevait à manger (une récompense) en activant un levier. Aussi puissant que le conditionnement de la peur, ce principe de récompense peut être plus pervers, car l’intention semble charitable.

La peur aura un impact direct sur nos moyens de rationaliser une situation, d’en démêler les nœuds, d’en extraire l’essence et de garder le recul nécessaire à son analyse, elle affectera directement notre raison et nos choix. L’enchainement de réactions physiologiques liées à la peur entretenue sur le long terme, en plus de péjorer l’état de santé physique et psychique, empêchera les connections neurales nécessaire à une réflexion détachée et objective. Dans ce cas, la perte de repère et le manque de compréhension nous mènera à rechercher de la protection envers ceux (les politiques, les institutions) qui veulent notre bien. Mais vouloir n’est pas pouvoir.

Le biologique et la politique ou le contrôle et l’intervention du pouvoir dans notre santé :

La santé et la politique se sont unis dans ce que Michel Foucault a appelé la « biopolitique » dès la fin des années 70 et que les sciences sociales ont repris dans un contexte plus vaste constitué autour de la gouvernementalité (biopower) et les politiques de santé publique. Il est clair que la biopolitique n’est de loin pas basée uniquement sur des connaissances scientifiques, mais se nourrit de multiples disciplines mêlant sciences, idéologie, technologie et néolibéralisme financier décomplexé. Le pouvoir ne s’exerce plus sur des territoires, mais sur des individus, et plus facilement sur des individus apeurés.

Pour compléter cette brève réflexion sur la peur, son conditionnement et ses conséquences, voici un extrait d’une interview de la professeure Claudine Burton-Jeangros au département de sociologie de l’université de Genève, paru dans le magazine campus no 105 de septembre-novembre 2011, dossier : « La peur, une alliée dangereuse ». Si vous ne retenez qu'une seule chose de cet interview, j'espère que cela sera sa conclusion.

Notre société se dirige-t-elle vers une tolérance nulle vis-à-vis des risques ?
– Certaines personnes sont intolérantes face aux risques. Cela dit, on a parfois tendance à penser le public de manière trop homogène. Les études scientifiques montrent plus de diversité. Nous avons réalisé un travail sur le dépistage des risques au cours de la grossesse. Certaines femmes veulent en effet recevoir le plus d’informations possible sur la santé de leur futur enfant afin de s’assurer que tout va bien. Mais d’autres cherchent à sortir de cette logique. Sans totalement refuser le processus de suivi de la grossesse, elles y accordent moins d’importance. Elles mettent de la distance pour éviter de devenir anxieuses. Elles ne veulent pas que le médecin leur fasse peur. Elles désirent un enfant en bonne santé mais si ce n’est pas le cas, elles feront face. Tout cela pour dire que dans le public, on retrouve aussi une certaine fatalité, une acceptation des risques encourus. On remarque les réactions extrêmes, car elles sont médiatisées. Mais au quotidien, tout le monde est amené à gérer régulièrement toutes sortes de risques.
La peur en l’avenir est-elle une caractéristique de la société occidentale ?
– Il faut admettre que cette question des risques est une préoccupation de pays riches. Autrefois chez nous – mais aussi à présent dans de nombreux pays pauvres –, quand on n’était même pas sûr d’avoir à manger le soir, ce qui pouvait se passer dans dix ans n’était pas une question pertinente. Mais comme les pays industrialisés ont aujourd’hui assuré le minimum vital, malgré certaines inégalités importantes, les individus se projettent dans l’avenir. Ils ont des intentions de vie, des espoirs, des projets qu’ils espèrent pouvoir réaliser. Et le fait que l’environnement puisse tout à coup les en empêcher est effrayant.
Il est donc impossible d’éradiquer la peur d’une société ?
– Non, la peur ne disparaît pas. Même en disposant de toutes les ressources imaginables, on ne peut pas l’évacuer. Elle fait partie du fonctionnement de la société humaine. Il est illusoire de vouloir éliminer la peur. Il vaut mieux l’apprivoiser.

« Émoi, émoi, émoi ! »

Se libérer du puissant conditionnement du système qui sait si bien manier le bâton (la peur) et la carotte (la récompense) est un véritable chemin de Croix. Comme disait Jean-Louis Barrault « La liberté, c’est la faculté de choisir ses contraintes ». Les contraintes sont toujours plus faciles à vivre lorsque nous avons, en accord total avec soi, fait nos propres choix, libre de toute injonction que l’on a intégrée sans en apercevoir les conséquences sur notre santé physique et psychique, tout au long de notre vie.

Ces choix paraissent souvent déraisonnables et effrayants, c’est d’ailleurs à cela que l’on reconnaît le véritable choix. Il se présente à nous et s’obstine en affrontant notre propre obstination à l’ignorer dans une lutte avec nous-même et notre conditionnement.

Emplis de discours appris par cœur durant des années, notre corps et notre esprit ont vrillé à en perdre leur bon sens et ont fini par nous égarer sur des chemins tortueux nous emmenant loin de notre propre réalité. De mensonge en mensonge, nous justifions nos actes par des raisonnements acrobatiques afin de se rassurer d’avoir fait les bons choix. Nous nous efforçons de joindre nos aspirations à ce que nous pensons être nécessaire à notre épanouissement. Notre épanouissement ? Que dis-je ? Notre réussite ! Celle qui répond aux attentes du regard de notre société, celle qui ne doit pas attendre et qui nous rend nostalgique de notre enfance lorsque l’on osait se découvrir et partir à l’aventure, sans se mentir, ou patiemment observer des fourmis, sans se rendre compte que nous n’étions pas si différents d’elles.

Dans son ouvrage intitulé « La peur de la liberté », Erich Fromm élague la jungle bio-psycho sociale et rassemble les pièces du puzzle pour comprendre comment nous déléguons nos choix de vie à des institutions.
Que ce soit un régime politique, un groupement de médias et de communicants, une institution scolaire ou religieuse, ils prétendent mieux nous connaître et mieux savoir ce qui peut nous permettre de nous réaliser en tant qu’individu et nous mettre en lien avec notre environnement. Un environnement qui peut vite devenir vide de sens et pathogène dès le plus jeune âge.

Effroi, agitation, trouble, émotion. La peur, parfois inévitable, mais que l’on peut apprivoiser, nous empêche de réaliser des gestes de massage, d’inventer une machine ingénieuse ou de rendre vivante une page blanche. Elle étouffe notre spontanéité créatrice et perturbe nos gènes jusqu’à nous rendre malade.
Faire le bon choix renforce la foi en soi grâce à l’abandon de la peur au moment du pas dans l’inconnu — cette peur du premier pas.

L’Impatience se montre généreuse et sait récompenser la réussite à travers une carrière professionnelle remarquable, des enfants remarquables, une voiture remarquable, un look remarquable, une maison remarquable, des loisirs et des vacances remarquables…. Émoi, émoi, émoi ! Pour l’épanouissement, de nature plus calme, plus apaisée, plus personnelle et singulière, nous repasserons lorsque notre corps et notre esprit auront cessé leur vrille dans cette fuite en avant, cette course à l’échalote qui couronne les dopés de la réussite sociale et les hédonistes hypnotisés par le plaisir acheté et rapidement consommé.

Téléguidé au lieu d’être accompagné, dès la naissance, jamais l’Impatience n’aura quitté notre environnement et nos institutions. Elle nous empêche d’apprendre à se découvrir, à se connaître et interagir spontanément et ainsi apprivoiser nos craintes et nos peurs. L’accompagnement, en tant que concept, est flexible, singulier et autonomise, mais nécessite un environnement aux fortes valeurs humaines que l’on peut acquérir en prenant le temps de revenir à soi et en cessant d’obtempérer et de réagir à la façon d’un chien de Pavlov[1], tels des automates apeurés.

Faire rapidement et beaucoup en s’éloignant du chemin nous mène moins loin que faire lentement et peu sur le bon chemin.

Cas pratique inspiré de faits réels : 

Cet homme volontaire est engagé dans la vie professionnelle depuis environ trente ans. Le monde étant mouvant et l’homme vieillissant, il se retrouve sans emploi comme on se retrouve par terre après avoir manqué la dernière marche d’escalier, celle que l’on avait oubliée, qui ne devait pas être là.
S’ensuit une cascade d’événements douloureux mêlant à la pelle troubles cardiaques et musculosquelettiques, et accident de la voie publique avec côtes et poignets cassés. Dans cette mauvaise situation, je lui demande comment s’y prend-il pour gérer sa situation délicate. Dans ce cas, je reçois souvent le même discours concernant le plan de carrière, la stratégie bien définie, l’analyse très détaillée et réfléchie.
S’obstinant dans sa démarche malgré son infortune et vu ses résultats médiocres, son état de santé et son désarroi, je lui demande alors pourquoi ne changerait-il pas de méthode. Pourquoi ne pas user de sa véritable intention, celle qui le porte, qui le fait se réconcilier avec lui-même, qui lui rappelle qu'il peut faire ses propres choix et qu'il fut un temps où il avait foi en lui ? Pourrait-il perdre plus et déprimer encore sa santé ? J’ai droit comme réponse à un regard fixe, sans parole, interloqué, un soupçon effrayé par le vide qui s’ouvre devant lui et le pas dans l’inconnu que ce véritable choix exigerait de faire. La peur, légitime, mais que l'on peut apprivoiser, semble dominer, à cet instant, toutes ses pensées.

[1] De Ivan Pavlov qui a démontré sur le chien que le conditionnement conduit à un apprentissage par association. Plus tard, les psychologues Watson et Rayner démontrent le même processus sur un enfant « Le petit Albert ».

Lecture recommandée : La peur de la liberté - d'Erich Fromm, ISBN : 978-2-251-45171-8

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