L'Impatience
« Certaines émotions nous intoxiquent, mais vivons avec aussi longtemps que nous fermons les yeux. »
Les émotions pathogènes nous habitent comme des tumeurs incrustées dans nos tissus. Cette fibrose émotionnelle se sanctuarise. Elles usent de nos rancoeurs, de notre culpabilité, de nos remords et se transforment en dragons qui nous terrifient et nous menacent des pires conséquences si l’envie nous prenait de s’en débarrasser. Notre résistance les nourrit.
Ce mécanisme empêche notre transformation qui requiert l’abandon d’une partie de nous, d’un amas anarchique, d’une masse fibrosante, confuse, d’émotions pathogènes, tel un deuil ou la perte d’une caractéristique que nous pensions nôtre. Cela crée l’illusion que sans ce monceau malsain de nous-même, nous perdrions un repère, une présence qui nous est devenue familière.
[1] Qui diminue la viscosité, c’est-à-dire la solidité, au profit d’un meilleur écoulement de fluide et de la souplesse.
Comme des êtres toxiques qui nous font peur et dont les ombres habitent chaque recoin de notre maison, mais dont les présences nous rassurent face à la solitude, Rancoeur, Culpabilité et Remord chevauchent nos dragons et nous assaillent à la moindre tentative d’émancipation. L’attachement à ces émotions pathogènes peut se faire même dans un contexte de mauvais traitement et de négligences sévères. Nous pensons qu’elles peuvent nous faire du mal, alors essayons de les éviter et tout ira bien, répétons-nous en détournant notre regard vers l’extérieur, loin de nous. C’est une illusion, une fausse croyance. Nos dragons sont des mirages et à mesure que nous nous en approchons, nous réalisons ce qu’est la réalité, soit une accumulation, un sanctuaire d’émotions, un temple aztèque au milieu de la jungle humide à moitié recouvert de végétation que le temps aura permis de faire croître afin d’en camoufler l’existence.
À dépenser toute notre force pour ne plus croiser le chemin de ces êtres toxiques et leurs montures, afin de s’en éloigner, nous passons à côté du nôtre et taisons nos gènes. Alors, notre corps échafaude des solutions de fortune et épuise son énergie à maintenir sa mobilité et sa fonctionnalité afin d’assurer les gestes quotidiens dépourvus de sens. La décompensation physique et psychique n'est pas loin. Ceci, jusqu’à ce que soit levé la tension qui fait barrage à une meilleure santé grâce à la découverte de soi.
Nous empêchons la vidange de notre corps de nos émotions pathogènes, protégées par nos rancoeurs, nos remords et nos culpabilités. Ces émotions nous intoxiquent, mais nous vivons avec aussi longtemps que nous fermons les yeux et refusons de s’attarder sur nous-même.
« Notre éloignement de l’essentiel »
L’Impatience, elle, nous défend de poser notre regard sur ce spectacle, ou notre vie en général, et d’en comprendre les conséquences sur notre santé. Elle nous presse et nous défend de nous attarder sur nous-même. Pourtant, depuis des siècles, voire des millénaires, des expressions imagées connues de tout le monde tentent de nous mettre en garde contre cette diablesse et de nous accompagner vers la sagesse et l’épanouissement. De Clément Marot à Shakespeare, en passant par Voltaire ou La Fontaine, l’Impatience est vue comme infertile : « Patience est mère de toutes les vertus », « Tout vient à point à qui sait attendre » « Il faut savoir cultiver son jardin » « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » « Combien pauvres sont ceux qui n’ont point de patience ».
Ce qui mène les anthropologues à désespérer de l’humain et de sa capacité à évoluer grâce à l’apprentissage et la transmission du savoir. Ce que l’on nomme le « progrès humain » semble plus laborieux que le « progrès technologique ». Les colloques et autres grands rassemblements de penseurs scientifiques et sociaux ne peuvent qu’accoucher de petites souris si les bases élémentaires de l’épanouissement, qui favorise la bonne santé, sont oubliées. « La simplicité est la sophistication suprême » disait Leonard de Vinci en nous mettant en garde contre notre éloignement de l’essentiel.
Ainsi, dans notre société occidentale et mondialisée, l’Impatience règne en maîtresse. Elle nous interdit de reprendre notre temps et impose son « prestissimo ». Elle nous altère.
Nous sommes nombreux à l’avoir rencontrée dès notre naissance dans un bloc opératoire où les attentes de l’obstétrique et la surveillance qui en découlent, mènent à la précipitation, à l’exécution de gestes techniques délétères et l’intervention mal appropriée et non proportionnelle au besoin de la mère et de l’enfant. Le ton est donné. Sous les traits vertueux de la bienveillance, l'Impatience cache son emprise sur notre existence et se réjouit de notre crainte et notre docilité en réduisant en servitude volontaire notre insolente foi en nous.
L'Impatience dirige nos pensées et notre volonté et nous fait aimer la défendre, car sans elle nous pensons ne pas exister. Notre force est alors employée pour la fuir à travers les chemins qu’elle jalonne, afin de nous perdre encore un peu plus dans des délires consuméristes et superficiels n’offrant aucune résistance à notre conditionnement et de nous éloigner de notre existence.
L’Impatience harcèle, dirige et n’attend pas. Elle ne souffre d’aucune tolérance face à la différence qui jaillit de ceux et celles qui prennent le temps, qui distordent la mesure établie, l’échelle des priorités et ralentissent l’orbite des planètes. Tout le monde doit avancer au pas, au même rythme et adopter un comportement qui ne nuit pas à ses directives et ses normes. L’Impatience ne se soucie pas de ce qui est, mais de ce qui doit être. Aucune tête ne doit dépasser. L’uniformité de la pensée facilite la culture intensive de nos âmes et l’égalité à outrance simplifie sa mise en œuvre.
Ce tyran laisse à croire en elle, mais pourtant elle nous force, au contraire de nous laisser, insidieusement, à s’attacher à elle, car jamais nous avons appris à nous connaître, faute d’en avoir pris le temps. Nous nous efforçons donc à la fuir et courons chercher notre bonheur dans tous les coins et recoins d’une pièce ronde. Ainsi, notre bonheur est un chat noir que l’on essaye de caresser dans une chambre sombre, il est très difficile de le trouver, surtout lorsqu’il n’y a pas de chat.
Nous évoluons à son gré et, comme l’océan tranquille, sans effort, l’Impatience absorbe le navire fatigué de ceux et celles qui considèrent la vie comme une longue agonie ponctuée de brefs plaisirs, une lourde et insensée fatalité. Tous les navigateurs n’atteignent pas les terres inconnues peuplées de dragons à chasser. Ces navigateurs laisseront graver sur la carte maritime "Hic sunt dracones" . Ce sont ceux et celle qui d'une même bouche et dans la même phrase piétinent les dogmes religieux, mais ne peuvent questionner la morale dominante qui les accablent malgré eux. L'Impatience, cette harceleuse devenue tyran, nous pousse à l'autodestruction.
En faisant face, avec la persévérance de la tortue et l’humilité de l’apprenti, l’orbite des planètes ralentie et notre demeure charnelle libérée, nous offrons un nouvel espace à combler, un terrain à cultiver et ensemencer de gestes et de paroles congruentes que nos atomes exprimeront.
Cas pratique inspiré de faits réels : « Une fraction de seconde où mon regard lui permettra de faire face ou non à ses dragons. »
Les sanctuaires de nos émotions peuvent se trouver dans le bas d’un dos, une cuisse, dans une fosse iliaque, sous une omoplate, dans un foie, un estomac, un intestin ou à la base de l’occiput ou encore sur un visage, voire dans une bouche.
Dans cette dernière, le toucher, comme simple présence, sans force, précis dans le lieu et avec beaucoup de tact, désemplit le corps en douceur.
Je rencontre cette dame dans mon cabinet. Sans attente, sans jugement, en libérant mon corps de toute tension et laissant la spontanéité créatrice guider notre anamnèse. Son bruxisme, son inconfort chez le dentiste la bouche remplie d’outils, ses maux de gorge et ses acouphènes esquissent le dessin d’évènements durs à avaler.
Notre relation prend du sens et dans un échange d’informations parfois subtiles et très faiblement perceptibles, à ce moment précis, je lui évoque un éventuel traumatisme lié à un étouffement ou une noyade. Surprise, elle me regarde un instant et durant une fraction de seconde hésite à faire demi-tour. Une fraction de seconde où mon regard lui permettra de faire face ou non à ses dragons. Ainsi régit par la spontanéité créatrice, il ne jugera pas, et accueillera de manière empathique la crainte de cette dame.
Sa voix et son regard ont trouvé le ton et l’intensité justes. Posément, elle m’explique son souvenir durant un moment de jeu pendant son enfance, où poussée par derrière, elle tomba dans l’eau sans savoir nager et avala tasse et théière. Je reçois son récit et lui propose un toucher délicat en intrabuccal qu’elle accepte.
Ce toucher du bout des doigts requiert une grande présence, sens tension et permet beaucoup de puissance, de dynamis. L’intention portée jusqu’au bout des doigts prend racine dans le noyau de mes cellules, dans mes gènes, mes atomes. Ils s’expriment mêlant intuition, raisonnement et observation. J’observe et écoute, car les réactions de la personne peuvent être significatives et mes gestes les accompagnent.
« Nous comprenons que l’instant n’est pas aux explications, mais au vécu, au ressenti. »
Sans bruit, des larmes débordent de ses yeux. Des larmes silencieuses, sans sanglot. Je retire mon doigt de sa bouche, ma main de son front et laisse un peu d’espace entre elle et moi. Ma patiente est surprise, elle ne comprend pas pourquoi ses yeux n’arrêtent plus de pleurer pendant quelques minutes, sans que cela soit désagréable, au contraire. Elle s’excuse. « Aucun souci, tout va bien » lui dis-je. Dans cette relation spontanée, les mots sont parfois inutiles. Nous comprenons que l’instant n’est pas aux explications, mais au vécu, au ressenti.
Nous continuons. Une main sur son front, pendant que l’autre main explore bouche et visage. Les doigts sont les outils, les mains les artisans et le masseur, leur architecte. À mi-chemin entre l’art et l’ingénierie, le masseur peut laisser s’exprimer sa spontanéité créatrice. Le patient devient alors un instrument de musique sur lequel le thérapeute manuel fait jouer ses doigts, ses mains, son esprit. Plus les gestes sont précis, coordonnés avec l’intention adéquate, plus le corps du patient réagira avec harmonie.
L’index touche le bord d’un muscle de la manducation pendant que le pouce de l’autre main à l’extérieur applique une contre-pression. Les tissus se relâchent. Je peux sentir les os et les muscles de la face sous le derme. Plus rien n’oppose de résistance. Le visage me rappelle la douceur et la souplesse du sol meuble d’une rizière après la pluie, lorsque le terrain gorgé d’eau s’assèche lentement sous les rayons du soleil. Il n’est alors ni mou, ni dur, mais suffisamment malléable pour le travailler. Grâce aux propriétés thixotropiques[1] des tissus, son visage devient alors imperceptible pour ma patiente. Ses tensions s’échappent dans un sommeil paradoxal pendant lequel ses jambes s’envoleront comme secouées par un choc électrique, et ses épaules s’enrouleront dans une ultime tentative de se débattre contre le dragon.
Les secondes se confondent avec les minutes et le ressenti lisse les unités de mesure du temps dans un monde dépourvu du passé, du présent et du futur. L'intensité du vécu permet à l'esprit de regagner chaque cellule qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Mains et doigts sur son visage et dans sa bouche, elle aura pleuré sa noyade et débarrassé son sanctuaire d’émotions pathogènes. Son corps et son esprit à nouveau alignés, elle quittera la séance, son esprit dévoilé par l’apaisement du moment et la consonance retrouvée. La suite lui appartient.
[1] Qui diminue la viscosité, c’est-à-dire la solidité, au profit d’un meilleur écoulement de fluide et de la souplesse.
Lecture recommandée : Gaston - Je suis impatient - d'Aurélie Chien Chow Chine, ISBN : 9782017092773