Le cercle vertueux
« Son devenir est perpétuellement possible, il est aussi unique à chaque individu. »
Un humain, une histoire.
Notre ADN, c’est-à-dire nos molécules et nos atomes qui la compose, est créé pour s’exprimer durant toute notre existence, jusqu’à notre dernier souffle. Même à travers la sénescence, nos atomes nous incitent, nous parlent si l’on veut bien les écouter. Sans cela, petit à petit, le corps exprime ses frustrations ici et là et ce n’est qu’une question de temps avant qu’une gêne ne devienne douleur ou qu’un mal-être ne devienne souffrance.
Nous prenons de multiples décisions au quotidien pour des choses qui ne changent pas notre vie foncièrement, tandis que celles qui nous façonnent réellement sont ignorées. Ce sont nos décisions manquées, celles qui impliquent notre santé et nous transforment, celles qui régissent nos sentiments de bonheur, d’accomplissement et nous préservent des émotions pathogènes. Par exemple, décider de favoriser notre sentiment de liberté et notre autonomie et se préserver de l’impression d’enfermement et de vulnérabilité. Choisir ses contraintes librement afin de ne pas subir celles découlant de faux choix. Avoir foi en soi pour ne pas être envahi par la peur. Penser de manière autonome pour se préserver des fausses croyances. Créer du sens à son environnement. Concevoir son caractère spirituel, celui de son essence, de son identité innée et naturelle pour acquérir des valeurs non marchandes et s’élever vers un sens supra matériel de l’existence.
– Esprit es-tu là ? – Prendre de la hauteur sur sa condition de terrien permet de prendre du recul et se détacher de situations qui nous aveuglent. L’organisation mentale de ce qui est invisible est une condition importante pour une bonne santé mentale et physique. Cela permet d’éclairer ce que l’on ne peut se représenter : le vide, le rien, le néant. Il n’est pas possible de visualiser ou d’imaginer l’absence absolue, l’inoccupation matérielle d’un espace. L’image mentale qui nous vient est alors une étendue de noir que nous pensons vide. Pourtant, si nous sommes en mesure de l’imaginer et de l’observer c’est que nous ne pouvons concevoir le rien et que grâce à notre existence, le néant n’est pas possible. Ainsi, notre volonté et notre cheminement peut transformer le noir, l’espace que nous pensons vide, en des tonalités et des ambiances apaisantes loin de l’obscurité désolante. C’est le sens de l’esprit. La désolation guette celui qui ferme les yeux sur son « vide » intérieur, en croyant qu'il n'y a "rien".
Il y a dans l’univers plus d’espace « vide » que remplit de matière, et, nous-mêmes, sommes composés d’atomes, en terme de volume, « vides » à 99,9999999%. L’ensemble de la matière n’est visible et n’est maintenue que grâce à des champs électriques et magnétiques incroyablement puissants au niveau atomique. Il y aurait donc peut-être plus de place dans notre existence pour l’esprit que pour la matière.
Que se passe-t-il donc lorsque nous sommes touchés et que nous touchons un corps ? Est-ce que le toucher ne concerne que la chair, la matière, ou est-il possible d’atteindre l’esprit, par exemple, à travers des gestes de massage ? Que se passe-t-il dans notre corps lorsque nous somme touchés par une émotion ?
La recherche de soi et son accomplissement tout au long de sa vie est absolument individuelle, de même que son devenir est perpétuellement possible, il est aussi unique à chaque individu. Toutefois, il semble que certaines lois naturelles universelles s’obstinent à nous rappeler que notre existence est soumise à un ordre. Nos décisions manquées, que j’ai mentionnées plus haut, paraissent appartenir à ces lois et notre désordre intérieur ne manquera pas de nous rappeler à elles.
Les milliards de combinaisons atomiques formant les caractéristiques de chaque individu requièrent des réponses individuelles, uniques, avec la compréhension que l’on peut en avoir à chaque instant qui, elle-même, évolue. Idem dans une relation d’aide, par exemple, lorsqu'un proche traverse une situation propice à la mauvaise santé, nous ne pouvons l'aider à trouver les réponses à ses questions, les solutions qui lui sont propres, seulement en l'accompagnant le long de son cheminement, en se plaçant à ses côtés, ni devant, ni derrière, mais à sa hauteur. Emphatique, sans jugement et sans attente, la spontanéité créatrice sera favorisée. Imaginons qu'on lui offre la solution sous la forme d'un cadeau emballé, une fois l’emballage déchiré et le cadeau découvert, la personne ne comprendra pas ce qu’elle possède entre ses mains, même si un mode d’emploi est remis avec, comme une solution « clé en main » fournit aux impatients.
La découverte de la réalité propre à chacun ne peut se faire que par soi-même. Elle est le fruit d'un cheminement qui éclaire la compréhension que nous avons de nous et provoque les changements physiologiques nécessaires au soulagement, voire à la guérison, d'une manière unique à chaque individu.
Ce phénomène nous préserve d’une dépendance envers une personne ou une institution qui prétendrait détenir la solution, et nous rend conscient des responsabilités que nous avons face à nous-même et de nos capacités à évoluer.
Cas pratique réel : « J’ai l’impression d’exister vraiment pour ce que je suis et je comprends ce qui m’arrive. »
Je pense à cette femme, même pas cinquante ans, que je reçois en consultation. Nous nous connaissons depuis longtemps. Je l’accueille avec le sourire en la voyant venir vers moi en boitant un peu et lui lance joyeusement « ça boitouille ? ». Elle sourit timidement en baissant la tête. Je comprends ma maladresse et regrette mon élan jovial.
Elle a fait un bilan neurologique et a été diagnostiquée atteinte d’une sclérose latérale amyotrophique. Pronostic vital sombre. Trois à cinq ans d’une existence qui va se réduire progressivement pour que finalement la maladie atteigne les muscles respiratoires et provoque le décès. Je lui prie de m’excuser et l’écoute.
Elle n’a pas encore dit à haute voix le nom de la maladie qui la frappe. Elle hésite, puis en baissant la tête, prononce les trois mots qu’on lui a articulé il y a quelques jours. Elle prend le temps de m’expliquer en détail son vécu depuis l’annonce de sa maladie jusqu’à aujourd’hui. Entre effondrement, perte de repère et soulagement. Oui. Soulagement.
Elle a toujours ressenti une lourdeur en elle, un poids à trainer, un sac à dos rempli d’évènements qu’elle a dû taire durant son enfance dans une famille où l’expression de ses émotions et de ses ressentis était considérée comme superflue et la démonstration d’une faiblesse. Son sac était aussi plein de sentiments d’injustice et de colère entassés depuis sa scolarité. Douée d’une très grande sensibilité, les vexations, voire les humiliations et le harcèlement à la récréation, agrémentés des décisions du prof de sport de la mettre sur la touche et d’être choisie systématiquement en dernier par ses camarades dans la sélection d’une équipe, auront eu raison de son dos et sa santé. Elle aurait pu apporter sa part de créativité et de savoir-faire dans n’importe quel groupe, si on ne l’avait pas négligée, d’ailleurs c’est ce qu’elle fera plus tard dans sa profession où elle excellera autant comme spécialiste que formatrice.
Ce fardeau sur son dos a épuisé son système circulatoire, nerveux et hormonal. Aujourd’hui, à l’annonce de sa maladie, elle s’est débarrassée de ces bagages encombrants et ses maux de dos chroniques se sont envolés, du jour au lendemain. Elle s’est libérée de liens familiaux toxiques et commence à refermer les portes ouvertes sur les gens sans oublier d’exprimer ce qu’elle désire partager, car elle en a le droit, avant le claquement du verrou.
L'air un peu triste qu'elle a d'habitude s'atténue par l’affirmation de ses propos lorsqu’elle me dit :
— J’ai toujours ressenti ça au fond de moi et, aujourd’hui, je suis comme soulagée. C’est comme si on validait mon mal-être.
On lui a apposé le tampon « Nous vous comprenons » ou « Nous vous entendons ». La société a enfin reconnu son mal-être, sa souffrance à travers sa maladie qui, elle, ne peut pas être niée. Pourtant de la pitié elle n’en veut pas.
Elle rajoute :
— C’était dur de l’apprendre, mais pourquoi vivre jusqu’à huitante-cinq ans si c’est pour passer à côté de sa vie. Moi, j’ai l’impression d’exister vraiment pour ce que je suis et je comprends ce qui m’arrive.
En accord avec elle-même, elle est apaisée, corps et esprit alignés. Je suis touché par sa sérénité, son recul sur sa situation.
— Les choses n’arrivent pas sans raison. Me dit-elle encore.
A cela, je lui réponds qu’il est vrai que beaucoup de gens dans la rue ont encore plusieurs décennies à vivre, mais qu’ils n’existent pas d’une certaine manière, tant qu’ils n’ont pas embrassé leur vie à bras-le-corps.
La vie réserve des surprises, bonnes ou mauvaises, leur donner du sens est important, et puis vivre l’instant présent est primordial. A chaque jour suffit sa peine, le lendemain se souciera de lui-même.
Elle s’allonge, je la recouvre, elle ferme les yeux. Je lui saisis une jambe, elle soupire, je suis touché.
En fin de séance, elle me signale qu’elle se sent à nouveau enracinée, forte sur ses deux jambes. Nous nous quittons dans une atmosphère apaisée, propice à surmonter les prochains temps et toutes les pensées à venir.
Y aurait-il eu une autre solution ? Un autre chemin ? Parmi les milliards de combinaisons atomiques possibles, y en aurait-t-il une permettant de prolonger son existence ? Est-ce que la valeur d’une vie se juge à sa longévité ? Qu’est-ce qui rend la vie si précieuse ?
Sans désespérer, la mort peut s’apprendre, à condition d’apprendre à vivre. Alors, la mort se vit, avec sérénité.
Un mois plus tard, je la rencontre à nouveau au cabinet.
Elle me sourit et semble volontaire. Son attitude remplit le cabinet d’une ambiance légère et agréable. J’ai l’impression qu’elle envisage notre dialogue avec réjouissance, ce qu’elle me confirmera plus tard. Je me détends et n’aspire à rien d’autre qu’à favoriser l’apaisement. Nous sommes tous les deux en confiance, sans attente et sans tension.
Elle s’assoit en face de moi et à peine lui ai-je demandé comment va-t-elle, qu’elle commence à évoquer son ressenti.
— Mon avant-bras gauche semble plus faible et mes crampes aux mollets me rappellent régulièrement à eux.
Elle continue sur des aspects techniques et la suite des investigations médicales en cours.
Le diagnostic est fait principalement par exclusion et son médecin traitant qui la connaît de longue date ne souhaite surtout pas faire de mauvaise conclusion. Elle a donc subi d’autres tests confirmant sa maladie.
Pour elle, il n’y avait pas de doute dès la première annonce cinglante et la gifle reçue, tout lui semblait évident au point d’être soulagée d’un fardeau.
J’écoute et la laisse poursuivre. Elle exprime à présent son ressenti. Elle baisse sa tête et son regard à gauche, se remémore et choisit ses mots.
— J’ai l’impression que ça va dans la direction de ma vie, tout en me sentant surpassée par ce qui m’arrive. J’ai toujours eu l’impression d’avoir une boussole en moi.
Elle fait une pause et retourne dans ses souvenirs avant de reprendre.
— Tu sais, j’ai vécu du rejet de mes parents, mais c’est impossible que l’on me prenne ce sentiment d’amour très fort que j’ai la, en moi. Ça paraît bête, hein ?
Elle a commencé par donner du sens à sa vie avant de donner un sens à son mal. Guidée par une divine boussole et amoureuse de son existence, elle a cultivé le spirituel et retrouvé des gestes et des paroles sensés au long de son itinéraire.
À mi-chemin entre la gêne et l’affirmation, elle me lance avec un léger sourire :
— Je me sens en train de guérir et j’ai l’impression que tout s’est mis en place jusqu’à ce jour. Tu sais ? Comme si tout était aligné.
Je comprends ce qu’elle veut dire. Ce qu’elle exprime me renvoie à mes réminiscences, à un patchwork de tonalités affectives et oniriques provenant de moment méditatifs ou douloureux.
Humblement et spontanément, je me dois de lui répondre :
— Oui, je sais, je comprends ce que tu veux dire. Cela fait écho en moi.
— Je sais que tu comprends et ça fait du bien de parler ouvertement de ça et se sentir comprise.
Elle est sur son chemin. Celui qui lui apportera la compréhension aux évènements de sa vie. C’est le sien, personne ne peut lui en tracer un autre. Elle s’obéit sans rendre compte, avec volonté et ne laissera plus personne négliger son expression.
Elle se sent comme au cœur du cyclone. La tempête fait rage tout autour d’elle et assombri le ciel, mais laisse un espace calme et clair à son centre. Cela peut donner le tournis si l’on cherche du regard le tumulte chaotique tout autour de soi. Mieux vaut alors se recentrer et regarder en soi, vers l’espace clair, vers la lumière.
Je lui partage mon sentiment sur notre existence et son aspect éphémère comme celle du papillon. Elle sourit et rebondit sur cette image. Elle m’explique qu’elle a justement l’impression que son corps se recroqueville sur lui-même, en raison de la sclérose musculaire, à la façon de l’insecte qui fait sa chrysalide. Son corps lui fait défaut petit à petit, mais son esprit se transforme et se développe comme il ne s’est jamais permis de le faire. Il est plus libre que jamais et s’envolera accompli.
La séance se poursuit sereinement en massant ses jambes.
Je laisse mes mains se poser et trouver leurs gestes spontanément. Sa chair me guide et les fasciculations[1] me renseignent sur l’état de ses muscles. Avec l’intention de les calmer, j’applique une pression légère du bout d’un doigts sur une zone motrice et provoque un relâchement. Zone par zone en alternance avec de longs effleurages, les soubresauts diminuent en même temps que ma patiente se détend.
Je termine sur ses chevilles en mobilisant précisément et de manière douce et franche la région talo-crurale[2]. La sclérose des structures articulaires est alors momentanément dissipée et provoquera un très profond soupir chez ma patiente. Je lui indique que nous avons terminé et qu’elle peut rester allongée un moment.
Je reviendrai dans un instant et nous prendrons congé l’un de l’autre comme deux enfants en roue libre, portés par le dialogue et le oui sacré à notre dynamis et l’expression de nos émotions authentiques.
[1] Contraction brève d’un groupe de fibres musculaires qui se manifeste par un léger mouvement de la peau. Symptôme typique, mais non exclusif, de la sclérose latérale amyotrophique.
[2] Articulation centrale de la cheville.
[2] Articulation centrale de la cheville.
Ci-dessous, trois schémas résumant ma réflexion :
Lectures recommandées : Jung, un voyage vers soi - de Frédéric Lenoir, ISBN : 978-2-226-47076-8 et La relation d'aide et la psychothérapie - de Carl R. Rogers, ISBN : 2710137232 ou encore De la lune à la mère - de Céline Bally Payot sur www.encredemere.ch