Notre terrain, notre univers
« Mes mains demandent au corps souffrant d’entrer dans un dialogue, une psychothérapie de la chair. »
Le thérapeute manuel que je suis n'est autre que le père, le mari, l'ami, le citoyen que je suis également. Les funambuleries de mes réflexions – assurées par un filet de raison et une longe de pragmatisme – sont les fruits de ce que je partage avec vous jusqu'à ce jour. Mes nombreuses observations cliniques ont fait écho à mon vécu personnel, intime et familial et ont retenti en moi jusqu’à découvrir les rouages de cette incroyable entité humaine que l’on peut aimer et fuir au cours d’une même journée. Afin d'expliquer le mécanisme de ce que j'appelle "la sanctuarisation de nos émotions", je tente un triple saut périlleux arrière, les yeux et la bouche grande ouverte.
Nous sommes tous d'accord pour dire que le "stress" provoque de la mauvaise santé et que l'apaisement favorise la bonne santé. Alors, voici un exemple concret suivi d'un cas pratique au sujet de l'évacuation de nos émotions pathogènes, du drainage de notre terrain charnel et du retour de l'esprit apaisé.
[1] Office fédéral de la statistique (OFS) pour 2022
Chaque patient qui se présente au cabinet se tient devant moi avec sa montagne d'évènements. A chaque rencontre, c'est une planète à découvrir, un univers à part constellé d’émotions, parcouru seulement par son créateur, mon patient. Tout en lui, lui appartient. Il est libre de l’exprimer et de s’en défaire.
Au fil des séances, la chair se détend, les structures retrouvent un meilleur glissement entre elles, ce qui soulage les mouvements douloureux et apaise l'esprit. Parfois surpris par ces nouvelles sensations retrouvées, le patient témoigne de sa reconnaissance. Et pourtant, sans ses propres ressources, mon patient ne pourrait bénéficier des méthodes et techniques prodiguées à chaque séance. Il décide par lui-même, et dans un esprit de congruence, de revenir à lui. Il décide de s’investir dans une démarche de santé dans laquelle sa participation active permettra alors le changement.
Le corps et l’esprit apaisés, il peut m’évoquer certains événements douloureux qui auront laissé une empreinte dans ses tissus. La mort violente d’une épouse dans un incendie et sous ses yeux, la noyade d’un mari, la faillite d’une entreprise et le divorce qui s'en suivit, la perte d’un enfant, le poids de lourdes responsabilités subies, le choc d’une annonce traumatique, le sentiment de passer à côté de sa vie, les réminiscences d’un accident tragique ou, simplement, le vécu, déchirent le cœur, écrasent les poumons, éreintent et rongent. Ces traumatismes qui rassemblent une multitude de ressentis et d'émotions pathogènes altèrent notre santé. Elles nourrissent notre chair à travers nos atomes, soit nos molécules formant nos cellules.
Remettre du sens aux événements, encore et toujours, accompagner ses gestes par sa parole et sa parole par ses gestes, sans culpabiliser et en confiance. Les rancoeurs, les remords et la culpabilité sont des sentiments naturels, mais que l’on ne devrait pas laisser s’éterniser ou du moins gangréner totalement notre vitalité. Avec patience, même l'atroce et l'immérité peuvent s'estomper et se nuancer dans un élan de retour à soi.
Bien souvent, la douloureuse expérience de la maladie, du mal-être, de la souffrance dont chacun peut être le témoin n’est la faute de personne. Ni la sienne, ni celle d'un autre.
Se chercher un coupable nous laissera sur place. Vouloir comprendre comment et pourquoi notre santé s’est dégradée est salutaire, mais rendre fautif un père, une mère, notre chef hiérarchique, le monde entier ou nous-même empêchera la vidange salutaire de rancoeur, de culpabilité et de remords de nos cellules.
Se chercher un coupable nous laissera sur place. Vouloir comprendre comment et pourquoi notre santé s’est dégradée est salutaire, mais rendre fautif un père, une mère, notre chef hiérarchique, le monde entier ou nous-même empêchera la vidange salutaire de rancoeur, de culpabilité et de remords de nos cellules.
Comprendre que nous ne sommes ni les abjections subies et les hontes vécues, ni les remarques meurtrières, les regards tueurs ou les paroles blessantes de ceux que l’on a côtoyés, ni leur volonté et leur projection sur nous, mais bien des individus doués d’intelligence pour comprendre l’existence, avec toute la part d’horreur et de chaos qu’elle comprend, afin de surpasser la fatalité que certains résumeront en une phrase : « A quoi bon ? » ou «Non, ma foi tant pis !». Nous sommes continuellement en devenir et libres de chercher à comprendre et trouver nos réponses. Notre santé est notre responsabilité. Elle n’appartient à personne, sinon nous-même.
Le toucher soulage, rassure et laisse le corps exprimer son vécu au fil de l’eau qui le compose. À la mesure de son fleuve, apparaissent les berges jonchées de bois mort et d'algues pestilentielles qui seront drainées par le flux liquidien à nouveau présent sur ces terres émergées desquelles les dragons de l'imaginaire ont été chassés par le "Oui" sacré, permettant la poursuite de son chemin et le retour à soi.
Je pose mes mains et en même temps mon esprit.
Le petit masseur des montagnes revient, sans tambour et sans trompette, progressant lentement depuis des années le long de ma colonne vertébrale jusqu’à atteindre mon univers entier, supporté par Atlas. Il a grandi en moi et ne m’a jamais laissé tomber, lui, contrairement à moi qui lui ai tourné le dos, hypnotisé par les sirènes qui nous mènent au naufrage.
Je me sens bien, le regard ailleurs. Mes mains demandent au corps souffrant d’entrer dans un dialogue, une psychothérapie de la chair. Sans cette permission, mes mains ne pourront atteindre les profondeurs douloureuses. Le dialogue se déploie entre nous deux, il envahit l’instant présent. C’est bon. La chair a accepté ma présence, je l’étire, je la presse, je glisse dessus, parfois sur un centimètre cube dans lequel se trouve une masse de tension nerveuse, ce qui déclenchera bruits intestinaux, sursauts musculaires et contorsions articulaires totalement ignorés de mon patient, partis dans un sommeil paradoxal, balayant des yeux ses paupières et mettant de l’ordre dans ses archives cérébrales.
Je continue. Je laisse faire ma spontanéité créatrice. La concentration est intense afin de nourrir le dialogue et suivre les précieuses informations confiées. Je remonte le trajet d’un tissu fibrosé ayant pris l’apparence d’un cordon en cherchant la pression idéale pour, du bout d’un doigt, débloquer une hanche qui au même moment provoquera la libération d’un spasme intestinal qui lui-même oppressait le cœur et, à travers un grand soupir et une bradycardie paroxystique[1], lui rendra sa légèreté.
Une vertueuse réaction en cascade qui rapprochera la personne d’elle-même. De manière non invasive, ni intrusive. Un simple élan retrouvé pour l’aider à cheminer vers soi, le reste lui appartient.
Cas pratique inspiré de faits réels : « La colère refoulée il y a trente ans s’était sanctuarisée dans son bas-ventre »
La grossesse reste une expérience unique, forte, qui marque l’esprit, tout comme l’accouchement.
Loin d’être anodin, le dénouement chirurgical par césarienne peut fragiliser la femme et son enfant et laisser une cicatrice physiologique et psychologique durant toute une vie. Si l’origine de ce geste technique se perd dans la nuit des temps, sa considération a été sujette à évoluer selon les dogmes religieux, les théories scientifiques et le tropisme culturel ou économique, ou tout simplement le « confort » voulu par la maman.
Suite à notre première rencontre, cette dame âgée de cinquante-cinq ans, au travers de sa cicatrice de césarienne, entame un retour à elle. Incisée et accouchée il y a trente ans.
Allongée sur le dos, je découvre son bas-ventre. Un passage refermé, qui a permis à la dame d’être accouchée, apparaît d’un bord à l’autre des os iliaques. La finesse et la clarté du trait cache un traumatisme.
Notre relation est renforcée par la confiance. Sans précipitation, ma patiente s’exprime et me dit :
— Depuis mon premier accouchement par césarienne, ma combativité et ma confiance en moi se sont envolées.
Je conçois qu’elle désire dialoguer et répond donc à son initiative.
— Ce n’est pas un acte anodin.
Je laisse exprimer ma spontanéité, sans surenchérir de paroles inutiles. Je souhaite qu’elle soit entendue et accompagnée dans sa démarche de santé.
Elle me répond :
— Non. Et pourtant mon gynéco m’expliquait que c’était plus sûr et confortable qu’un accouchement par voie basse.
Je prends quelques secondes pour répondre. En massant, nous pouvons aisément laisser un espace de silence durant le dialogue. Malgré l’absence de parole et grâce au toucher, le contact, la présence, l’attention ne sont jamais rompus. Si je n’ai rien d’intéressant à dire, je ne dis rien. Le silence vaut mieux qu’un mauvais mot. Ce qui doit être dit plane dans l’air et y reste. Pas d’impatience, pas de précipitation, les mots ne s’envoleront pas s’ils sont destinés à être prononcés.
Puis, sans accuser et sans excuser, mais avec la volonté d’éclaircir la situation, je dis :
— De son point de vue, certainement. Il peut mieux contrôler la naissance. Pour lui, c’est plus rassurant et pratique.
Les cicatrices regorgent toujours de tensions et d’émotions prisonnières dans les plis et replis sous cutanés, comme dans une toile d’araignée, mais en trois dimensions. La fine ligne claire à la surface est trompeuse quant à la réalité qui se cache sous la peau. L’adhérence des tissus y est alors beaucoup plus étendue. Leurs reconstructions anarchiques diminuent la capacité de glissement des structures les unes contre les autres, altèrent la sensibilité des nerfs ainsi que le flux liquidien et peut projeter des douleurs dans des régions éloignées de la cicatrice par des arcs réflexes complexes. La mémoire de ce qui peut paraître comme un simple incident reste logé dans les cellules travaillées au scalpel.
La dame s’affirme et s’exprime et me répond en relevant sa tête. Révoltée et les joues rougissantes :
— Oui, mais pourtant c’est moi qui devais être rassurée, c’est moi qui accouchais ! Je devais donner naissance !
L’empathie se joint au dialogue. Je valide sa remarque en argumentant ceci :
— C’est vrai. Ça me semble la base d’un accouchement réussi. La confiance en soi et ses capacités physiologiques d’enfanter et l’absence de peur.
Apaisée, elle repose sa tête et reprend son souffle.
— Mon premier enfant aurait pu naître naturellement, mais mon médecin était fan de la césarienne qu’il m’a conseillée vu que mon bébé semblait un peu gros et que cela pouvait bien compliquer les choses étant donné la taille de mon bassin.
Je laisse la porte ouverte au dialogue et lui laisse toujours l’initiative en disant :
– Ça se discute, en effet.
La colère refoulée il y a trente ans s’était sanctuarisée dans son bas-ventre. Son sentiment d’avoir été dépossédée de son enfantement, un bâillon sur la bouche, un bébé porté en triomphe par un inconnu ganté de caoutchouc et coiffé d’une charlotte. A peine extirpé de son habitacle, on montre tout de suite au bébé que la vie sur Terre sera froide et violente et que ses cris n’y changeront rien. Le triomphe de la technologie sur l’expression physiologique de la naissance et le rôle millénaire d’enfanter inscrit dans les gènes de la femme. Chrono en main, le système hormonal, immunitaire, nerveux et digestif sont oubliés durant l’acte chirurgical qui vient court-circuiter des processus biologiques élémentaires pour la maman et son bébé. Le laisser-faire, accompagné d’un bon sens de l’observation clinique du praticien ou de la sage-femme dénués d’impatience et doués d’expériences d’accouchements, prédispose à une meilleure santé pour l’enfant et la maman[2]. Ouvrir un ventre pour accoucher, ou pourquoi faire simple, quand on peut faire des complications ?
La naissance et l’allaitement sont deux facteurs majeurs pour l’évolution du microbiote, qui lui-même a une incidence sur le métabolisme global. L’accouchement chirurgical, parfois nécessaire, ignore les fonctions naturelles et d’adaptation de la femme enceinte. Par exemple : la modification du microbiote intestinal de la maman en faveur du microbiote vaginal en cours de grossesse afin d’augmenter la barrière immunitaire uro-génitale. Ce qui permet d’apporter au système digestif et immunitaire vierge du nouveau-né, au passage de la voie basse, un grand volume de bactéries au nourrisson, un véritable trésor de santé.
La maman n’osera plus se révolter. Infantilisée par l’autorité gynécologique, elle se sera tue. Son intention refoulée, elle aura enfoui sa honte et sa colère dans ses tissus jusqu’à dégrader l’idée qu’elle a d’elle-même.
Une fois encore, je plonge mes doigts dans la chair meurtrie. La maman allongée sur le dos bascule sa tête de côté et laisse l’âme voguer. En confiance, elle s’abandonne, une fois de plus, aux mains d’un inconnu, mais ce coup-ci, pas de vol, elle décide de mettre ses ressources à la disposition de sa santé, dans un esprit de congruence avec soi.
En profondeur, mes gestes atteignent un univers démuni de force, un ventre mou, léthargique, empli d’une sensibilité douloureuse. Le travail devra se faire avec la présence de toute la main en surface afin d’étirer en douceur, mais avec une forte intention de solliciter un grand volume de chair jusqu’au profondeur utérine. Une main de fer dans un gant de velours à la place d’une main froide dans un gant de caoutchouc. Le tissu conjonctif, qui relie et soutient toutes les structures, permet de connecter des éléments éloignés les uns des autres et anatomiquement distant.
La colère ayant semé les graines de la tristesse, le corps se prépare à réagir et les pleurs surviennent.
Elle replace sa tête droite et bien alignée et posément me dit :
— On ne fait pas toujours juste dans la vie, mais j’aurais voulu offrir à ma fille un meilleur départ. C’était difficile. Me dit-elle les yeux brillant débordant de larmes.
Silence de ma part. Je ne la regarde pas et continue à faire parler mes mains sur son abdomen. Je suis détendu et touché par son expression spontanée et la beauté de sa vulnérabilité mise à nu, son authenticité. En prise avec ses rancoeurs, ses remords et sa culpabilité, elle est en train de vaincre ses dragons et de laisser ses émotions quitter ses tissus grâce à sa puissance d’évoluer, son dynamis. À ce moment, il flotte dans l’air une absence de doute, tout semble évident. La tension fait progressivement place à l’apaisement.
Notre dialogue continue jusqu’en fin de séance. La dame m’évoque calmement son ressenti.
— J’ai parfois l’impression d’avoir le corps coupé en deux et d’être séparée de mes jambes.
— Les deux parties sont encore ensemble. On va les mettre d’accord.
Ma réponse laisse le sens propre comme le sens figuré agir sur ma patiente. J’ai aussi l’occasion de l’amener sur une voie ouverte au changement, à la transformation.
Elle me dit en souriant :
— Je veux bien.
Enfin, et pour accompagner mes paroles à mes gestes, je lui indique que sa démarche est sensée. Semblable au toucher, la parole peut renforcer ou anéantir. Ainsi, je rajoute :
— En mettant vos ressources à disposition comme aujourd’hui, nous pouvons tenter d’améliorer votre confort. Et des ressources, vous en avez.
La séance prend fin.
Quelques temps plus tard, je retrouve ma patiente les épaules rehaussées et une certaine détermination dans son regard. Les symptômes ont diminué dans la durée et en intensité.
Elle m’affirme ceci :
— J’ai retrouvé plus de force dans mes jambes et plus de confort en général.
— Très bonne nouvelle.
Elle s’allonge sur le dos et me transmet encore une information importante.
— Le sommeil est aussi meilleur et j’ai beaucoup moins de cauchemar.
— C’est important le sommeil.
Je souligne simplement la nécessité d’un bon repos tout en enveloppant sa nuque de mes deux mains. De cette façon, je renforce l’importance de son vécu à travers son ressenti. Son affirmation est encouragée et perçue comme bienfaitrice.
Elle sourit et nous nous reverrons bientôt pour notre dernière séance ensemble, durant laquelle, allongée sur le dos, la tête inclinée sur le côté, son âme voguera, le visage détendu. Elle s’en ira encore vers ses pensées, ses regrets, ses doutes, mais avec la certitude qu’il n’est jamais trop tard pour prendre ses responsabilités, se pardonner et se détacher, afin de revenir à soi.
[1] Ralentissement non permanent des battements cardiaques provoqué, dans ce cas, par un stimulus nerveux dit parasympathique, soit de relaxation.
[2] « The effect of medical and operative birth interventions on child health outcomes in the first 28 days and up to 5 years of age : A linked data population-based cohort study ». D’autres études sur primalhealthresearch.com
La grossesse reste une expérience unique, forte, qui marque l’esprit, tout comme l’accouchement.
Loin d’être anodin, le dénouement chirurgical par césarienne peut fragiliser la femme et son enfant et laisser une cicatrice physiologique et psychologique durant toute une vie. Si l’origine de ce geste technique se perd dans la nuit des temps, sa considération a été sujette à évoluer selon les dogmes religieux, les théories scientifiques et le tropisme culturel ou économique, ou tout simplement le « confort » voulu par la maman.
Suite à notre première rencontre, cette dame âgée de cinquante-cinq ans, au travers de sa cicatrice de césarienne, entame un retour à elle. Incisée et accouchée il y a trente ans.
Allongée sur le dos, je découvre son bas-ventre. Un passage refermé, qui a permis à la dame d’être accouchée, apparaît d’un bord à l’autre des os iliaques. La finesse et la clarté du trait cache un traumatisme.
Notre relation est renforcée par la confiance. Sans précipitation, ma patiente s’exprime et me dit :
— Depuis mon premier accouchement par césarienne, ma combativité et ma confiance en moi se sont envolées.
Je conçois qu’elle désire dialoguer et répond donc à son initiative.
— Ce n’est pas un acte anodin.
Je laisse exprimer ma spontanéité, sans surenchérir de paroles inutiles. Je souhaite qu’elle soit entendue et accompagnée dans sa démarche de santé.
Elle me répond :
— Non. Et pourtant mon gynéco m’expliquait que c’était plus sûr et confortable qu’un accouchement par voie basse.
Je prends quelques secondes pour répondre. En massant, nous pouvons aisément laisser un espace de silence durant le dialogue. Malgré l’absence de parole et grâce au toucher, le contact, la présence, l’attention ne sont jamais rompus. Si je n’ai rien d’intéressant à dire, je ne dis rien. Le silence vaut mieux qu’un mauvais mot. Ce qui doit être dit plane dans l’air et y reste. Pas d’impatience, pas de précipitation, les mots ne s’envoleront pas s’ils sont destinés à être prononcés.
Puis, sans accuser et sans excuser, mais avec la volonté d’éclaircir la situation, je dis :
— De son point de vue, certainement. Il peut mieux contrôler la naissance. Pour lui, c’est plus rassurant et pratique.
Les cicatrices regorgent toujours de tensions et d’émotions prisonnières dans les plis et replis sous cutanés, comme dans une toile d’araignée, mais en trois dimensions. La fine ligne claire à la surface est trompeuse quant à la réalité qui se cache sous la peau. L’adhérence des tissus y est alors beaucoup plus étendue. Leurs reconstructions anarchiques diminuent la capacité de glissement des structures les unes contre les autres, altèrent la sensibilité des nerfs ainsi que le flux liquidien et peut projeter des douleurs dans des régions éloignées de la cicatrice par des arcs réflexes complexes. La mémoire de ce qui peut paraître comme un simple incident reste logé dans les cellules travaillées au scalpel.
La dame s’affirme et s’exprime et me répond en relevant sa tête. Révoltée et les joues rougissantes :
— Oui, mais pourtant c’est moi qui devais être rassurée, c’est moi qui accouchais ! Je devais donner naissance !
L’empathie se joint au dialogue. Je valide sa remarque en argumentant ceci :
— C’est vrai. Ça me semble la base d’un accouchement réussi. La confiance en soi et ses capacités physiologiques d’enfanter et l’absence de peur.
Apaisée, elle repose sa tête et reprend son souffle.
— Mon premier enfant aurait pu naître naturellement, mais mon médecin était fan de la césarienne qu’il m’a conseillée vu que mon bébé semblait un peu gros et que cela pouvait bien compliquer les choses étant donné la taille de mon bassin.
Je laisse la porte ouverte au dialogue et lui laisse toujours l’initiative en disant :
– Ça se discute, en effet.
La colère refoulée il y a trente ans s’était sanctuarisée dans son bas-ventre. Son sentiment d’avoir été dépossédée de son enfantement, un bâillon sur la bouche, un bébé porté en triomphe par un inconnu ganté de caoutchouc et coiffé d’une charlotte. A peine extirpé de son habitacle, on montre tout de suite au bébé que la vie sur Terre sera froide et violente et que ses cris n’y changeront rien. Le triomphe de la technologie sur l’expression physiologique de la naissance et le rôle millénaire d’enfanter inscrit dans les gènes de la femme. Chrono en main, le système hormonal, immunitaire, nerveux et digestif sont oubliés durant l’acte chirurgical qui vient court-circuiter des processus biologiques élémentaires pour la maman et son bébé. Le laisser-faire, accompagné d’un bon sens de l’observation clinique du praticien ou de la sage-femme dénués d’impatience et doués d’expériences d’accouchements, prédispose à une meilleure santé pour l’enfant et la maman[2]. Ouvrir un ventre pour accoucher, ou pourquoi faire simple, quand on peut faire des complications ?
La naissance et l’allaitement sont deux facteurs majeurs pour l’évolution du microbiote, qui lui-même a une incidence sur le métabolisme global. L’accouchement chirurgical, parfois nécessaire, ignore les fonctions naturelles et d’adaptation de la femme enceinte. Par exemple : la modification du microbiote intestinal de la maman en faveur du microbiote vaginal en cours de grossesse afin d’augmenter la barrière immunitaire uro-génitale. Ce qui permet d’apporter au système digestif et immunitaire vierge du nouveau-né, au passage de la voie basse, un grand volume de bactéries au nourrisson, un véritable trésor de santé.
La maman n’osera plus se révolter. Infantilisée par l’autorité gynécologique, elle se sera tue. Son intention refoulée, elle aura enfoui sa honte et sa colère dans ses tissus jusqu’à dégrader l’idée qu’elle a d’elle-même.
Une fois encore, je plonge mes doigts dans la chair meurtrie. La maman allongée sur le dos bascule sa tête de côté et laisse l’âme voguer. En confiance, elle s’abandonne, une fois de plus, aux mains d’un inconnu, mais ce coup-ci, pas de vol, elle décide de mettre ses ressources à la disposition de sa santé, dans un esprit de congruence avec soi.
En profondeur, mes gestes atteignent un univers démuni de force, un ventre mou, léthargique, empli d’une sensibilité douloureuse. Le travail devra se faire avec la présence de toute la main en surface afin d’étirer en douceur, mais avec une forte intention de solliciter un grand volume de chair jusqu’au profondeur utérine. Une main de fer dans un gant de velours à la place d’une main froide dans un gant de caoutchouc. Le tissu conjonctif, qui relie et soutient toutes les structures, permet de connecter des éléments éloignés les uns des autres et anatomiquement distant.
La colère ayant semé les graines de la tristesse, le corps se prépare à réagir et les pleurs surviennent.
Elle replace sa tête droite et bien alignée et posément me dit :
— On ne fait pas toujours juste dans la vie, mais j’aurais voulu offrir à ma fille un meilleur départ. C’était difficile. Me dit-elle les yeux brillant débordant de larmes.
Silence de ma part. Je ne la regarde pas et continue à faire parler mes mains sur son abdomen. Je suis détendu et touché par son expression spontanée et la beauté de sa vulnérabilité mise à nu, son authenticité. En prise avec ses rancoeurs, ses remords et sa culpabilité, elle est en train de vaincre ses dragons et de laisser ses émotions quitter ses tissus grâce à sa puissance d’évoluer, son dynamis. À ce moment, il flotte dans l’air une absence de doute, tout semble évident. La tension fait progressivement place à l’apaisement.
Notre dialogue continue jusqu’en fin de séance. La dame m’évoque calmement son ressenti.
— J’ai parfois l’impression d’avoir le corps coupé en deux et d’être séparée de mes jambes.
— Les deux parties sont encore ensemble. On va les mettre d’accord.
Ma réponse laisse le sens propre comme le sens figuré agir sur ma patiente. J’ai aussi l’occasion de l’amener sur une voie ouverte au changement, à la transformation.
Elle me dit en souriant :
— Je veux bien.
Enfin, et pour accompagner mes paroles à mes gestes, je lui indique que sa démarche est sensée. Semblable au toucher, la parole peut renforcer ou anéantir. Ainsi, je rajoute :
— En mettant vos ressources à disposition comme aujourd’hui, nous pouvons tenter d’améliorer votre confort. Et des ressources, vous en avez.
La séance prend fin.
Quelques temps plus tard, je retrouve ma patiente les épaules rehaussées et une certaine détermination dans son regard. Les symptômes ont diminué dans la durée et en intensité.
Elle m’affirme ceci :
— J’ai retrouvé plus de force dans mes jambes et plus de confort en général.
— Très bonne nouvelle.
Elle s’allonge sur le dos et me transmet encore une information importante.
— Le sommeil est aussi meilleur et j’ai beaucoup moins de cauchemar.
— C’est important le sommeil.
Je souligne simplement la nécessité d’un bon repos tout en enveloppant sa nuque de mes deux mains. De cette façon, je renforce l’importance de son vécu à travers son ressenti. Son affirmation est encouragée et perçue comme bienfaitrice.
Elle sourit et nous nous reverrons bientôt pour notre dernière séance ensemble, durant laquelle, allongée sur le dos, la tête inclinée sur le côté, son âme voguera, le visage détendu. Elle s’en ira encore vers ses pensées, ses regrets, ses doutes, mais avec la certitude qu’il n’est jamais trop tard pour prendre ses responsabilités, se pardonner et se détacher, afin de revenir à soi.
[1] Ralentissement non permanent des battements cardiaques provoqué, dans ce cas, par un stimulus nerveux dit parasympathique, soit de relaxation.
[2] « The effect of medical and operative birth interventions on child health outcomes in the first 28 days and up to 5 years of age : A linked data population-based cohort study ». D’autres études sur primalhealthresearch.com
Selon l’OMS et sa déclaration sur les taux de césariennes : « Au niveau de la population, les taux de césariennes supérieurs à 10% ne sont pas associés à une réduction des taux de mortalité maternelle et néonatale. Comme toute intervention chirurgicale, la césarienne est associée à des risques à court et à long termes pouvant perdurer plusieurs années après l’accouchement et affecter la santé de la femme et de son enfant ainsi que les grossesses ultérieures. », … ainsi qu’à des coûts de santé très importants.
En Suisse, une moyenne du taux de césariennes par canton de 33%, avec un record dans le canton de Zoug de 43,51%[1], est très largement en inadéquation avec le réel besoin de césariennes. Comment expliquer cela ? Différents facteurs se combinent : la baisse de compétence du corps médical pour qu’un accouchement potentiellement difficile se fasse quand même par voie naturelle, le confort de pouvoir programmer le jour de la naissance, le sentiment de sécurité (frauduleux) grâce au contrôle de l’accouchement et l’utilisation de la technologie, ou des revenus plus élevés pour les médecins et cliniques privées en cas de césarienne. Concernant ce dernier facteur, les statistiques de l’OFS montrent un écart de 10% entre les établissements privés et publiques…en plus pour le privé.
En Suisse, une moyenne du taux de césariennes par canton de 33%, avec un record dans le canton de Zoug de 43,51%[1], est très largement en inadéquation avec le réel besoin de césariennes. Comment expliquer cela ? Différents facteurs se combinent : la baisse de compétence du corps médical pour qu’un accouchement potentiellement difficile se fasse quand même par voie naturelle, le confort de pouvoir programmer le jour de la naissance, le sentiment de sécurité (frauduleux) grâce au contrôle de l’accouchement et l’utilisation de la technologie, ou des revenus plus élevés pour les médecins et cliniques privées en cas de césarienne. Concernant ce dernier facteur, les statistiques de l’OFS montrent un écart de 10% entre les établissements privés et publiques…en plus pour le privé.
[1] Office fédéral de la statistique (OFS) pour 2022
Ci-dessous, deux schémas résumant ma réflexion :
Lectures recommandées : L'amour scientifié - de Michel Odent, ISBN : 2490050095 et Césariennes : questions, effets, enjeux - de Michel Odent, ISBN : 2490050109 ou encore "De la lune à la mère" - de Céline Bally Payot sur encredemère.ch et Journal d'une sage-femme nature - d'Hélène Goninet sur Facebook