La mère de famille et la piscine

La mère de famille et la piscine

Mercredi, 17 Avril 2024

Sauvée des eaux

À la piscine. Espace réduit et bien trop prétentieux pour faire preuve d'individualisme.

Tout commence déjà à la maison. Chercher le bon maillot. Celui qui a un haut et un bas, idéalement. On ne sera pas trop exigeante s'il est bariolé ou non accordé. Rechercher le "une pièce" qui n’est pas troué. Découvrir au passage un bout de tissu, une boule qui n’était autre qu’un reste de maillot abandonné à sa destinée, noyé dans le fond du sac, oublié de tous, pourri jusqu’à son élasticité, baignant dans son humidité et dont l'odeur putride aura contaminé le sac lui-même.

Deux pour un ! Une belle offre ! Deux objets à débarrasser, à donner aux plus désoeuvrés. Quoi qu'en y pensant, cette action nous permet plus d'éliminer nos propres biens pourris que de faire de la véritable charité. Cette réflexion nous pousse dans un cas de conscience pire encore, alors nous choisirons la poubelle. Pourquoi les plus pauvres devraient-ils porter mon maillot de bain pourri ? La parenthèse philanthropique est rapidement close.

Retour à la quête du matériel, qui ressemble sérieusement à celle d'une préparation en vue de gravir l'Everest. Chacun est très méticuleux avec ses petites affaires qui garantiront, d'une certaine manière, sa survie aquatique. Chez la mère de famille, on ne cherche pas d'exploit à cocher, encore moins à marquer l'histoire. Cela dit, tous les jours, on gravit le Kilimandjaro pour trouver une pastille de lave-vaisselle ou chercher une paire de lunettes qui n’ait pas l’opaque d’un part brise gelé en hiver, ni les rayures laissées par les patineurs sur le lac de la Vallée de Joux au plus froid du mois de janvier. Pour cette mission : vider tous les sacs, les poches, et trouver au final une paire de lunettes pas trop amochée, au risque, au passage, de tomber sur une pomme pourrie ou selon la saison, une mandarine moisie et bleutée comme un Gorgonzola.

Appelée "lieu de loisir et de sport", la piscine est en réalité un lieu stratégique, de questions, de réflexions... et de guerre, nous y reviendrons.

Par stratégique, j'entends qu'il faut y faire des choix non hasardeux : La paire qui rend aveugle ou la paire non amphibie qui prend l’eau comme le Titanique, à peine la tête plongée dans le grand bleu. Il faut choisir, on n'est pas là pour le plaisir.

L’heure tourne, la piscine ferme bientôt, la décision est prise d’y aller. On ne peut plus tergiverser et arrivé à un certain âge, il n’est plus temps de passer des heures à essayer un maillot. On a compris que l’enveloppe charnelle ne fait pas tout pour bien évoluer. Du moins pour simplement nager.

La voiture. Trouver une place. Payer. Le dimanche aussi ? Se dire que la ville a toujours besoin d'argent, pas de weekend pour économiser. Prendre les deux sacs, un pour les garçons, un pour les filles, Dieu merci, chez nous personne ne veut être "x".

Aussi, même si la mère a eu une adolescence dépravée, houleuse comme un jour annonçant l’ouragan du grand océan, depuis une bonne vingtaine d’année, elle a retiré de son vocabulaire le mot, pas vraiment efficace, mais néanmoins dans le dictionnaire, le mot encore bien incarné là où elle vit : "sexy". Bien dans son corps et dans sa tête avant tout est déjà un sacré objectif, et être "sexy" n’irait vraiment pas avec son idée de grandir.

D’ailleurs, ses enfants rigoleraient et ne comprendraient pas de voir leur mère déambuler à moitié nue en prenant l’attitude qui va avec. Ceci donnerait un peu près cela :

– Pourquoi maman tu portes un string ?

– Les enfants, c’est que maman a le droit d’être nue. C’est un signe d’émancipation, de liberté. Montrer ses fesses, c’est porteur pour les femmes qui veulent l’égalité et être respectées pour qui elles sont. C'est un message pour dire : je fais ce que je veux.

– Mais maman, pourquoi papa il ne porte pas un string aussi ?

– C’est vrai ! Quelle excellente question ma chérie ! Papa, pourrait aussi porter un string s’il le désirait. Le monde dans lequel nous vivons invite clairement à s’accorder tout plaisir en musique de cordes, dirons-nous !

– Je préfère de loin mon violon. Un instrument à cordes est bien plus beau qu’une ficelle ou un bout de tissu entre les fesses, maman !

La minute philosophique s’arrête là pour aujourd’hui.

Il est temps de se reconcentrer sur l’objectif du jour : Se jeter dans le grand bain.

Les sacs non moisis sont, semble-t-il, remplis et prêts. Selon nos statistiques personnelles et officielles, deux membres de la familles sur trois devraient au moins bénéficier d'un maillot, et ainsi éviter la corbeille des objets trouvés, toujours placée à gauche, à l'entrée dans le bureau des gardes-bains.

Lorsque l'on a le karma d'arriver dans cette famille-là, il faut être prêt à relever ce genre de défis. Certains naissent intouchables et ramassent le caca des autres toute leur vie (lire le livre "La Tresse"), et d'autres naissent dans des familles à priori avantagées, mais qui cachent de nombreuses failles, non pas terrestres, mais de l'ordre de l'oubli. Ces dernières savent apprécier, à sa juste mesure, le bac des objets trouvés.

Apparemment, notre mère de famille atypique est l'une des seules à savoir utiliser le précieux bac, en tout temps. Face à pareille épreuve, la citation très à la mode : "Tu ne sais jamais à quel point tu es fort jusqu'au jour où être fort reste la seule option"  prend toute sa dimension. Il faut souligner et admettre que, parfois, tu nais et tu te réincarnes dans une famille, où, lorsque tu te rends à la piscine, tu as deux options : soit être nu ( mais il faut savoir bricoler une ficelle, c'est compliqué et surtout douloureux), soit, sans hésitation, tu choisis la deuxième et ultime option : plonger ta main dans le bac. Au propre comme au figuré, à la piscine, tu ne cesses de plonger et toucher le fond. Tu fermes les yeux, en priant, tu choisis rapidement le short bleu porté par Antoine ou Bernard ou, selon ton sexe, le maillot noir avec des fines lignes rouges de Jocelyne ou Marie-Antoinette. Stop ! La psy a dit de ne PAS faire de liens pour tout. Forcément, tu n'aimes pas la coupe, tu te tais immédiatement, tu pleures une seconde à l'intérieur, mais aussitôt tu ravales tes larmes. Avec le bol que tu as, tes larmes vont encore faire déborder le bassin..."et c'est tout ça que tu pisseras moins", comme le dit si bien Tatie Danielle dans le film. Il est temps de se reconcentrer sur l'objectif du jour, se jeter dans le grand bain.

Le coeur qui bat. Dans les vestiaires, tout le monde se gère plutôt bien, pas de visite à la corbeille des objets trouvés aujourd'hui. La journée démarre plutôt bien.

À la piscine, la plus traumatisée, c'est la mère. Phobique de se rendre dans un endroit si petit, si exigu, les uns collés aux autres. Se tremper tous dans cette même baignoire géante, à faire mumuse autour d'une mare au canards chlorée qui, vue d'un oeil de pingouin ou de mammifère marin doit bien les faire marrer.

La piscine est aussi rectangulaire que le casier qu'il faut fermer. Bingo ! Il ne faut pas perdre son ticket de sortie pour éviter de se rajouter un peu d'adrénaline. Parfois, car chaque centre aquatique a sa spécificité, il faut avoir prévu un cadenas. Dans le cas contraire, c'est sympa, tu nages, et à chaque seconde, tu penses que, peut-être, tes affaires, tu ne les retrouveras pas. Ça doit aider à la cordialité quand trois nageurs s'entassent au plot no 4 en même temps.

On n'oublie pas l'objectif du jour : celui d'aller à la piscine pour se détendre !

Le maillot est enfilé. Le maillot est enfilé. À dire deux fois. Ce point crucial compte déjà comme entrainement et ses calories brûlées, mais aussi pour l'entier de l'exploit. Aujourd'hui, malgré l'évitement de cette chose agressive et épouvantable, soit le miroir, notre esprit infernal et pragmatique nous rappelle à la réalité cruelle : il s'agit bien de nous. Nous sommes ce rôti ficelé, aromatisé à l'ail, avec lequel on s'est goinfré ce dernier dimanche bien arrosé, et nos jambes, si blanches de l'hiver, sont effectivement ces deux asperges tout justes sorties de terre.

On y est. Tout s'accélère subitement. Plus d'excuses pour renoncer. Exactement comme l'avion, où à cet instant, il ne peut plus freiner, Il doit décoller. Cette fraction de seconde où l'on ne peut plus reculer. À défaut de nous envoler avec légèreté dans les airs, on s'efforce alors de marcher comme une danseuse du Royal Ballet de New York, la grâce en moins, la graisse en plus, dans ce  bout de tissus bien trop petit pour une âme du calibre de la nôtre. Non que l'on se prenne pour une grande dame, mais déambuler avec un " une pièce" supposé être confortable, qui lui, nous confirme dans son âpre vérité, que nous nous trouvons présentement " à moitié à poil" dans cet espace si restreint et observée de tous.

C'est fou, à cet instant, et bien que médiocre pour ne pas dire nulle en ménage, la mère de famille préfèrerait tant qu'à faire, rester balayer tous les poils et les cheveux dans le vestiaire. Ne jamais le quitter. S'enfermer dans un casier. Être oubliée. Alors, on entend, provenant d'une voix aussi audible que celle venant d'un haut-parleur :"maman, super, t'es prête, tu viens ?"

Tout s'enchaine encore. Il ne faut pas craquer. Pas maintenant. La douche. Obligatoire. On suit nos rejetons joyeux, et alors qu'on pensait esquisser subtilement la phase de rinçage à l'eau froide, de nos deux asperges blanches et son rôti, prise sur le champ, ce sont nos propres enfants qui nous le rappellent à voix haute et chantante : "Maman, maaaammmaaaaan, la douche !!!"  Répondre avec une petite voix  "oui, oui" et hurler à l'intérieur : "Non mais chut les enfants, on pourrait me dénoncer !!"

Quelle mascarade ce jet qui nous mouille comme l'air chaud des bouches de métros sur la robe de Maryline Monroe, mais ça rassure il parait, si on imagine tous les fluides corporels épidermiques trempant et gogeant ensemble dans une joyeuseté effarouchée. Combien de temps devons-nous rester sous la douche obligatoire pour être validés comme prêts à l'emploi ?

Tout en bas de l'interminable couloir à l'ambiance aussi sobre et aseptisé que celui d'un abattoir désinfecté, prêt à accueillir le nouveau troupeau; l'épreuve de la douche est terminée, et elle semble avoir comme seul véritable effet pervers sur la peau, une impression d'air glacé. Dieu merci, pas celui produit par des palles d'un hélicoptère en plein hiver (pour ceux qui suivent).

La piscine, c'est comme la vie. On pense avoir fait le plus dur, avec son lot d'épreuves et puis paf, une autre adversité nous arrive droit devant le nez. Les escaliers. Il faut les monter, interminables, ne pas glisser, frissonner, caler son linge sous le bras, faire semblant d'être à l'aise devant la Terre entière, du moins devant tous les habitants de la ville, présents ce jour-là, et se dire que Bob, lui encore, aurait aussi pu écrire cette citation "Le monde est définitivement petit". C'est à cet instant que la maitresse enfantine de notre fils surgit !  Elle nous a reconnu. Mais oui, ça doit bien faire dix ou cent ans, comme ça nous fait plaisir de taper un brin de causette au bord du bassin, juste avant notre étape finale de cristallisation en glaçon. La souffrance déborde du maillot, le moral n'est plus. "Pourquoi avons-nous eu cette suicidaire idée de venir à la piscine ?"

Le but du jour, un objectif ambitieux, nous avions été prévenus, bien que nous pourrions éventuellement commencer (un poil qui repousse) à regretter, est celui de plonger. Plonger dans de l'eau aussi bleu iodée que gelée. C'est pas le paradis, on vous a dit. Océan indien et compagnie, ce n'est pas ici. Aller, la couleur est claire, elle appelle au rêve, on veut y croire.

Se faire du bien à la piscine, et l'histoire est finie.

Se détendre, nager, l'élément liquide nous rappelle à nos balbutiements de vie, fermer les yeux...c'est dans les rêves en réalité. À la piscine, les épreuves s'enchainent et ne cessent pour nous faire grandir.

On plonge.

Aujourd'hui, y a le grand.

Y a ceux avec le bout de papier.

Non, les nageurs ne tiennent pas un journal intime ! Mais ils tiennent "les séries", la chose la plus importante de leur vie. Écrire les séries à suivre.

Y a ceux avec le bout de papier plastifié pour plus d'efficacité.

Y a ceux qui ne doivent jamais s'arrêter, car l'aiguille verte ou jaune, satanées aiguilles, leur annoncent déjà la reprise de leur série. Ils n'obéissent plus qu'à l'aiguille. Les gens dans la ligne n'existent pas. Sinon, ils ne seront jamais champions.

Y a l'immense qui prend toute la ligne.

Y a celui qui donne l'impression de se noyer avant, finalement, de se repartir.

Y a celui qui a un regard de tueur, qui nage assez mal techniquement depuis trois ans, et qui a prévu de flinguer qui compte lui adresserait la parole.

Y a Monsieur Plaquettes, de corpulence étroite, avec des luges au bout des mains, qui n'y va pas par quatre chemins, dans une ligne d'eau remplie par six personnes au moins.

Y a Monsieur Grosbras qui fait ses sprints tout seul, et repart sans faire de culbute, juste au moment où le seul qui sait nager, plus rapide et aussi plus courtois, arrive derrière lui. Mais Monsieur Grosbras est seul dans son bassin. Monsieur Grosbras n'en a rien à cirer des adversaires du jour. Car Monsieur Grosbras fait tout le temps la course et tous les autres nageurs sont ses ennemis. Chaque traversée de bassin de vingt-cinq mètres EST la course de sa vie.

C'est alors que ce qui devait arriver, arriva. Monsieur Grosbras rencontre brutalement Monsieur Grand-et-large, qui, toutefois, nage plus vite que lui.

Pendant ce temps, pas suicidaire ce jour-là en tout cas, la mère de famille se projète dans la ligne d'à côté, avec la grâce d'un éléphant de mer, à terre. L'agressivité, l'hygiénisme et le manque d'humour des nageurs est une observation flagrante pour les usagers occasionnels des gouilles d'eau artificielles, qui ne viennent ni jouer leur vie, ni se passer les nerfs, et encore moins préparer les jeux olympiques.

La mère de famille ne manque alors rien des combats des cerveaux petits-pois-gros bras qui se déroulent à cinquante centimètres de là.

-Quoi !?

-Hein !?

-Quoi !?

-Hein !?

La scène entre Monsieur Grosbras et Monsieur Grand-et-large. Ni l'un ni l'autre n'ont décidé de comprendre qu'ils n'étaient pas seuls dans leur ligne d'eau. La collision, qui a fait l'effet d'une vague, a bien eu lieu, mais aucun de ces messieurs n'a daigné écouter l'autre. Chacun est reparti tête hors de l'eau, tête sous l'eau, en croassant : "Quoi ?! Hein ?! Quoi ?! Hein ?!

Janvier. Mois d'hiver. Mois d'humeur. Deux sorties au compteur.

La mère de famille a terminé sa saison 2024 de natation.

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